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point de décorations : la simplicité des tréteaux de Thespis ou de la scène qui vit représenter les chefs-d’œuvre de Shakspeare.

Ce fut vers la fin du dîner que Lin-kouei donna le signal, non pas de lever le rideau, mais de faire avancer les acteurs et de commencer ce que, dans leur jargon anglo-chinois, les Cantonnais ont appelé le sing-song. Tout dans cette fête était empreint au plus haut degré de couleur locale. Assis sous un vaste péristyle, nous étions adossés à une cloison capricieusement découpée, sur laquelle on avait étendu les feuilles d’un papier diaphane fabriqué à Séoul par les Coréens. Des lanternes suspendues derrière cette cloison transparente en éclairaient tous les détails d’une lumière fantastique. Lin-kouei avait fait apporter devant lui une petite table sur laquelle étaient posés des pinceaux, un godet de marbre et quelques feuilles de papier. Groupés autour du taou-tai, nous vîmes son pinceau, légèrement imbu d’encre de Chine ou de carmin, tracer sans esquisse, à main levée, un canard barbotant dans la fange, un crabe dont l’ongle de son excellence retouchait les contours, un chrysanthème aux fleurons épanouis, ou une touffe de bambou au milieu de laquelle soupirait une mésange. Pendant ce temps ; nous savourions les délices d’un cigare de Manille, et la troupe ambulante déroulait devant nous les richesses de son répertoire : tragédie historique, drame, opéra, opéra-comique, vaudeville, ballet-pantomime, féerie, tours de force et de souplesse, tout passa en un seul jour sous nos yeux, et, grace à l’obligeance de deux habiles interprètes, Mgr Maresca et M. Kleiskowsky, nous pûmes emporter de cette séance une idée assez complète de la scène chinoise. Ici encore la Chine nous parut moins étrangère à nos idées que nous nous y étions attendus.

Voyez plutôt : quel est ce gueux en haillons qui sort de la coulisse ? N’est-ce pas un de ces personnages bien connus du public des boulevards ? N’est-il pas un peu parent de Robert Macaire, ce malfaiteur qui nous raconte d’un air si dégagé comment il vient de tuer un homme ? Et en se rappelant cet horrible exploit, le scélérat se frotte les mains, rit à se tenir les côtes, et fait entendre de petits cris de jubilation. Survient un passant qui l’aborde, lui offre le thé et le sam-chou, excite adroitement son amour-propre et finit par lui dérober son secret. Quand le meurtrier a confessé son crime, il soupçonne tout à coup qu’il est en présence d’un juge. Alors il cherche à rétracter ses aveux, revêt subitement l’air le plus candide du monde, affecte de railler la crédulité avec laquelle a été accueillie son invraisemblable histoire et met tant de finesse dans son jeu, varie avec tant de naturel l’expression de sa physionomie, les inflexions de sa voix, que, sans comprendre un mot de la langue chinoise, il est impossible de ne pas deviner ce qui se passe entre lui et le mandarin. La clairvoyance et l’habileté du juge finissent par triompher de l’astuce de ce misérable, et il est livré aux satellites