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droit romain, était capitis diminutio. Crescentini était un virtuose incomparable, qui brillait surtout, ainsi que ses prédécesseurs Guadagni et Pachiarotti, dans l’expression des sentimens pathétiques. Ceux qui ont eu le bonheur d’entendre Mme Pasta chanter le rôle de Roméo de l’opéra de Zingarelli peuvent se faire une idée, sans doute très incomplète, de ce que pouvait être Crescentini dans ce même rôle qu’il avait créé, et dont il a composé l’air si célèbre Ombra adorata. En effet, cet air, l’un des meilleurs morceaux de cette faible partition, est de Crescentini lui-même. Il le composa à Reggio di Modena, dans l’été de l’année 1797, pour le substituer à celui qu’avait écrit Zingarelli. Ce morceau, dont le récitatif et le cantabile qui vient après sont si remarquables, eut un tel succès lorsque Crescentini le chanta pour la première fois, qu’on ne voulut plus entendre celui de la partition. Un soir qu’on représentait sur le théâtre des Tuileries le chef-d’œuvre de Zingarelli, Crescentini chanta d’une manière si touchante le bel air que nous venons de citer, que Napoléon en fut ému jusqu’aux larmes. Pour reconnaître dignement le plaisir qu’on lui avait fait éprouver, l’empereur envoya à Crescentini l’ordre de la Couronne de Fer. Cet acte de munificence étonna un peu les courtisans, ce qui fit dire à Mme Grassini, pour excuser son camarade : Poveretto ! gli costa caro. (Hélas ! cela lui coûte cher.)

Mme Grassini était la prima donna toute-puissante de cette troupe privilégiée. Napoléon goûtait beaucoup sen talent et aimait sa personne. Il l’avait rencontrée à sa première campagne d’Italie ; elle lui rappelait à la fois les beaux jours de sa gloire et l’origine de son immense fortune. Les beaux yeux de la cantatrice avaient été pour le maître de la France comme l’étoile mattutina, qui s’était levée avec l’aurore de son génie. Aussi l’empereur avait-il pour Mme Grassini toutes sortes de faiblesses. Il l’avait enchaînée à son trône par des guirlandes de roses, et il lui permettait de donner cours à ses caprices, comme lui-même épanchait les siens sur la politique de l’Europe. Mme Grassini usait largement de la part d’autorité souveraine qui lui était concédée. Elle faisait plier sous sa volonté tout ce qui chantait et tout ce qui jouait d’un instrument quelconque. Le maestro Paër lui-même, qui n’était pourtant pas dépourvu de malice, dut passer sous les fourches caudines de la cantatrice et obéir en esclave, mais en esclave ognor fremente.

Cependant des nuages passagers venaient parfois troubler le bonheur de Mme Grassini. La toute-puissance entraîne avec elle des amertumes qui rendent la liberté d’autant plus chère à ceux qui en ont goûté les ineffables douceurs. Il paraît que Mme Grassini eut lieu d’apercevoir un peu d’altération dans ses rapports bienveillans avec l’empereur.