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Nous descendîmes les degrés du grand escalier que ne foulent d’ordinaire que les pas du cortége royal, et, tournant sur la gauche, nous traversâmes le marché désert de Choui pour atteindre les bords d’un lac enchanteur qui baigne de ses eaux calmes et profondes le pied des murs du palais. Le temps marchait cependant, et, décidés à quitter la rade de Nafa le soir même, nous nous hâtâmes de regagner, non plus par la grande route, mais par un chemin ombreux, à travers la campagne, entre deux haies d’hibiscus et de bambou, notre village de Toumaï. Un déjeuner nous attendait dans la cellule à demi démeublée déjà du père Leturdu. L’artiste oukinien qui en avait fait les apprêts eût mérité d’être envoyé à Pe-king pour réformer les affreux procédés de la cuisine chinoise. Le brahmanisme a été réformé par Bouddha ; le bouddhisme l’a été à son tour par Tsong-kaba ; dans cet immobile Orient, les religions ont pu s’amender : pourquoi la cuisine seule serait-elle immuable ? Il est certain que la sauce japonaise, le soy aimé des créoles et des Anglais, nous parut un merveilleux assaisonnement pour les mets simples et délicats qui nous furent offerts : — d’excellent poisson cuit à l’eau, du riz gonflé à la vapeur, le plus blanc, le plus savoureux que nous ayons vu de Batavia à Shang-haï, des poulets au piment, et d’autres plats peut-être dont le souvenir m’échappe.

Pendant qu’assis à cette table hospitalière, nous commencions à oublier nos fatigues, un grand bruit de gong arriva jusqu’à nos oreilles. Nous avions fait, en revenant de Choui, la rencontre d’un immense cortége que précédaient deux grandes bannières jaunes chargées de caractères noirs. Nous avions pensé que c’était la dépouille mortelle de quelque kouannin qui s’acheminait vers sa dernière demeure. Nous étions dans l’erreur : cette troupe nombreuse, ces bannières, ces gongs accompagnaient le maire de Choui, la seconde autorité de l’île, qui se rendait à Toumaï pour nous présenter ses hommages. On se rappelle que nous avions formé le projet de quitter l’île brusquement, sans voir d’autres mandarins que ceux que nous avions reçus à bord. L’apparition inattendue de la corvette, l’enlèvement silencieux du missionnaire laissé dans l’île par l’amiral Cécille, eussent jeté les autorités d’Oukinia dans une perplexité dont nous voulions faire l’unique châtiment de leur manque de foi et de leur perfidie ; mais, surpris à table par le maire de Choui, — par le Choui-kouan, — dont les agens, je serais tenté de le croire, ne nous avaient pas un instant perdus de vue, nous nous résignâmes sans trop de regret à la curieuse conférence que nous avions d’abord voulu éviter. Le nombreux cortége des kouannins subalternes s’était rangé dans le jardin qui s’étendait devant la maison habitée par le père Leturdu. Au fond de ce jardin s’élevait sur un tertre rustique un petit kiosque où les bonzes dépossédés par nos missionnaires allaient jadis adorer leurs fotoques. C’est là que