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guerre, ils opposent un peuple désarmé. Ils font reculer la force devant cette faiblesse si humble, devant cette politique si inoffensive. L’épée de Richard fendait une masse de fer ; elle n’eût pu diviser un voile de soie. Nous éprouvâmes nous-mêmes l’embarras où cette politique adroite pouvait jeter des négociateurs ; mais si nous avions pu nous laisser un instant attendrir par l’aspect vénérable du plénipotentiaire oukinien, par l’apparence patriarcale de son cortège, nous sentions instinctivement que nous avions été, en cette occasion, le jouet de comédiens habiles. Nos illusions s’étaient dissipées ; nous n’eussions plus nommé les habitans des Lou-tchou les bons et heureux insulaires. Ils ne sont pas bons, car la bonté réelle exige une certaine fermeté d’ame et un généreux oubli de soi-même. Les Oukiniens sont plutôt doux et pusillanimes. Ils ne sont pas heureux, car, sous la surveillance jalouse du Japon, leur bonheur ne pourrait être que celui du lièvre en son gîte, et c’est une félicité que je ne leur envie pas. La vérité sur ces îles, dépouillées de leur enveloppe poétique, c’est qu’une certaine mansuétude de la part des grands, une soumission innée de la part du peuple, y ont rendu la servitude plus douce et plus tolérable que partout ailleurs.

La Bayonnaise cependant s’éloignait avec rapidité de ces curieux rivages. Déjà nous inclinions notre route vers le canal des Bashis, quand le calme nous surprit à soixante lieues environ des îles Lou-tchou. Le calme, dans les mers de l’Indo-Chine, est généralement, et surtout aux approches de l’équinoxe, l’avant-coureur d’un coup de vent. Plus d’un indice nous avait appris déjà combien, cette année, la mousson de sud-ouest s’était montrée orageuse sur les côtes du Céleste Empire. En arrivant à la hauteur des Lou-tchou, c’étaient des débris de mâture que nous avions rencontrés ; cette fois, ce fut de caisses de thé que nous trouvâmes la mer couverte. Ce thé était déjà gâté par l’eau de mer qui s’était infiltrée à travers les fissures des planches. Nous en recueillîmes quelques caisses qui portaient la marque d’une goëlette américaine, l’Helena, partie de Shang-haï pour Canton. Ce navire, appartenant, ainsi que l’Anglona, à la maison Russell, ne s’était point heureusement perdu corps et biens, comme nous l’avions appréhendé, mais il avait été obligé de sacrifier une partie de sa cargaison.

Pendant la journée qui suivit cette rencontre, le ciel se couvrit, la brise devint orageuse et incertaine, les baromètres commencèrent à baisser sensiblement. Nous changeâmes de route, et, au lieu de continuer à nous diriger sur les îles Bashis, nous laissâmes arriver vers l’entrée du détroit de San-Bernardino. Cette manœuvre nous fit sortir de la sphère d’activité du typhon qui, le 31 août et le 1er septembre, exerça de si grands ravages sur les côtes méridionales de la Chine. Si nous eussions été surpris par cette affreuse tempête au milieu des îles