me suis fait tirer les cartes hier, et cela n’était pas marqué dans ma bonne aventure.
— Voilà une raison sans réplique. Je vois que la cartomancie est à la mode ici comme à Naples.
— Faites donc le philosophe ! me dit le seigneur Vincenzo ; comme si vous n’aviez pas Mlle Lenormand !
— Eh bien ! répondis-je, que prétendez-vous prouver ? Qu’il y a de la superstition en France ? J’en conviens avec vous. Je suis superstitieux moi-même en voyage, et je me ferais tirer mon horoscope à Palerme, si je ne craignais de trouver dans les combinaisons des quarante cartes…
— Vous ne connaissez pas seulement les cartes napolitaines, interrompit don Vincenzo ; elles ne sont point au nombre de quarante[1].
Le Sicilien tira de sa poche un vieux jeu de cartes qu’il me présenta. Je le passai à don Vincenzo, en lui disant de le vérifier ; mais il en savait bien le compte, et comme il se vit pris en flagrant délit de mauvaise foi, il jeta le jeu à terre dans un transport de colère, dont je ne pus m’empêcher de rire. J’offris à Dominique trois tari pour acheter d’autres cartes, en le priant de boire le reste à ma santé.
— Comme votre excellence le commande, répondit le Sicilien en me pressant la main.
— C’est cela, murmura don Vincenzo, donnez de l’argent à ce bonacchino ; mais ne le rencontrez pas dans une rue déserte : il pourrait vous en coûter plus de trois tari[2].
Cette odieuse insinuation ne parut produire aucun effet sur l’impassible Dominique. — D’où vient, demandai-je à M. A. R., quand don Vincenzo se fut éloigné, que les Napolitains, si bienveillans chez eux, deviennent hargneux en Sicile ?
— Comment voulez-vous, répondit M. A. R., qu’on soit gracieux avec des gens qui ne vous aiment pas, et qui vous le font sentir à tous momens sans vous le dire jamais en face ? Une longue suite de malentendus a brouillé ensemble les deux Siciles, et la rancune va toujours grossissant. Le vrai Sicilien, c’est-à-dire l’homme du peuple, est fier, jaloux et passionné, profondément dissimulé, lorsqu’il juge nécessaire de cacher sa pensée, bien plus habile diplomate que le Napolitain, dont les prétentions à la ruse ne sont point fondées, et qui n’est, à vrai dire, qu’un Sicilien cousu de fil blanc. On rit ici de la loquacité, de la verve communicative des gens de Naples. Tout change de nom par l’effet de l’antipathie.
- ↑ Depuis peu de temps, on a ajouté aux cartes napolitaines les huit, les neuf et les dix, qui manquaient autrefois, ce qui en a reporté le nombre à cinquante-deux, comme dans le jeu français. Les gens du peuple, fidèles à leurs traditions, suppriment ces trois cartes, pour jouer à la scopa et à la bazzica, qui sont leurs jeux favoris.
- ↑ Le carlin de Naples, qui vaut dix sous, s’appelle tari à Palerme.