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et, lui arrachant du corps son harpon ensanglanté, il battit un entrechat sur l’avant de sa barque aux applaudissemens de la foule.

Malgré son génie destructeur, l’homme ne fait pas tout le mal qu’il voudrait aux pauvres créatures de Dieu : il se donne bien de la peine pour égorger, au péril de sa vie, quelques centaines de poissons ; le reste lui échappe par milliers. L’armée des thons, un moment en déroute, se rassemble à peu de distance et reprend paisiblement le chemin que ses instincts et l’ordre mystérieux de la nature lui ont marqué dans le sein des mers. Tandis que l’émigration se remettait de l’alarme causée par les madragues de Sicile, les pêcheurs chargeaient sur des charrettes les victimes de leur guet-apens. On organisa une marche triomphale pour le retour à la ville. Les voitures, ornées de branches d’arbre, se rangèrent symétriquement ; la pièce la plus forte fut placée en évidence dans le char d’honneur, et le vaillant garçon qui en avait fait la conquête eut le privilège de se tenir debout à côté de sa proie, le trident à la main et la couronne de feuillage sur la tête. Ce mortel fortuné était le bonacchino Dominique. L’ardeur du combat ne l’avait point empêché d’observer les spectateurs, ni de distinguer la calèche qui portait ses amis de Monreale. Dans le moment de son brillant exploit, il avait aperçu de loin le mouchoir de la belle Pepina qui s’agitait en signe de félicitation. Pendant les préparatifs de son triomphe, Dominique s’approcha de la compagnie en ôtant son bonnet de laine. Dame Rosalie, dans un transport d’enthousiasme, se mit à battre des mains, et les deux jeunes filles suivirent son exemple. Un éclair de bonheur illumina le visage énergique du bonacchino : — C’est pour vos seigneuries, dit-il en regardant Pepina, que j’ai pêché le roi des thons. Si le seigneur Giuseppe veut bien me le permettre, je lui offrirai un morceau de ce poisson en reconnaissance de l’honneur qu’il m’a fait de m’inviter au dîner de Monreale.

— Nous acceptons, mon ami, répondit don Giuseppe, à la condition de te rembourser la valeur du morceau, car il faut que tu reçoives le prix de ta pêche.

— Les prix et remboursemens sont l’affaire de nos patrons, dit Dominique. Vous m’avez traité en égal et en ami, ne m’enlevez pas le plaisir de m’acquitter envers vous. C’est aux dames de la compagnie que j’offre ma part du roi des thons.

— Eh bien ! moi, répondit le bonhomme Giuseppe, je t’invite comme un égal et un ami à venir souper avec nous ce soir à l’angelus.

— Ce sera le plus beau jour de ma vie, dit Dominique en s’inclinant.

Les fanfares appelaient le triomphateur. La charrette d’honneur était prête. Tous les carrosses partirent en avant, et se groupèrent à l’entrée