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malheureux, mais aussi dignes que les fathers Pilgrims qui ont fondé la Nouvelle-Angleterre.

Presque complètement abandonnée à elle-même par la Hollande, qui ne demandait au Cap qu’un abri assuré pour ses navires dans les eaux des baies de la Table et de Simon, cette population eut bientôt rompu avec l’Europe qu’elle fuyait. La nombreuse descendance des émigrés français a complètement oublié la langue de son ancienne patrie ; elle a oublié jusqu’à la prononciation des noms qu’elle porte et dont quelques-uns appartiennent aux plus illustres familles de la noblesse protestante de France[1]. Quelle raison avaient-ils de conserver un seul lien intellectuel avec la civilisation qui les avait chassés à cette extrémité du monde ? Ne devaient-ils pas trouver au contraire un charme suprême, eux les opprimés d’autrefois, ou les fils d’opprimés, qui avaient entendu raconter à leurs pères les horreurs de la persécution, les dragonnades du grand roi, les terreurs du service divin célébré mystérieusement dans une cave ou dans les bois et souvent interrompu par la police ou par la mousqueterie de la maréchaussée, ne devaient-ils pas trouver un charme suprême à se sentir affranchis de toutes ces misères et à briser tous les liens qui pouvaient leur rappeler le temps de la servitude ? Pour eux, protestans exaltés, fils de sectes qui avaient voulu réformer l’église et la rappeler aux jours de sa simplicité primitive, qui dans ce mouvement de réaction dépassaient souvent l’Évangile et remontaient volontiers jusqu’à l’Ancien Testament, — ce devait être presque un bonheur de se trouver au milieu des solitudes, de mener, avec leurs serviteurs et sous le plus beau climat du monde, la vie des patriarches de l’Écriture. Walter Scott a bien indiqué cette tendance des sectaires ardens du protestantisme à exagérer la réforme jusqu’au retour à l’Ancien Testament. Ainsi, pour ne citer qu’un exemple, dans les Puritains il fait parler à la vieille Mause et au farouche Balfour de Burley un langage inspiré bien plutôt des prophètes que des évangélistes. M. Michel Chevalier, dans ses Lettres sur l’Amérique du Nord, fait la même remarque en parlant des presbytériens de la Nouvelle-Angleterre. Or, ce que l’un et l’autre ont signalé en Écosse ou aux États-Unis est vrai aussi au cap de Bonne-Espérance,

  1. Dans une course que nous faisions aux environs de la ville du Cap, nous eûmes un jour le plaisir d’être reçus de la manière la plus gracieuse et la plus aimable par une famille qui nous réclamait à titre de compatriotes, et, comme preuve du fait, ils nous citaient leur nom, qu’ils prononçaient Téfélierse. S’apercevant, à notre air d’hésitation, qu’aucun de nous ne semblait reconnaître un nom français dans le mot ainsi prononcé, nos hôtes nous montrèrent la Bible, sur les premières feuilles de laquelle s’inscrivent, de génération en génération, les naissances, les mariages, les morts, les grands événemens de la famille. Nous apprîmes ainsi que leur véritable nom était de Villiers. Il y a aussi au Cap des Duplessis, des de La Noue, des Saint-Léger, des de Lange, des Mornay, si ma mémoire est fidèle, et beaucoup d’autres noms historiques.