Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/353

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après l’avoir vu mourir de fatigue qu’il revient à Naples, où il retrouve sa fortune, sa réputation et Rosalba.

À cette action, M. Taylor en a mêlé deux autres. Je citerai seulement un des épisodes secondaires qui peut se détacher, et où reparaît encore le motif principal de la pièce : l’influence salutaire de la souffrance. La scène est dans un monastère où s’est retirée une jeune fille que Ruggiero (l’ami du marquis) a soustraite au dangereux amour d’un prince :

« RUGGIERO, seul. — Il fut un temps où j’aurais éprouvé un douloureux saisissement à voir les tresses épaisses tomber sous le ciseau, et le voile noir s’abaisser sur un visage rayonnant de jeune beauté. Il n’en est plus ainsi. Pour la plus belle fleur qui soit jamais née de la terre, mieux vaut le ciseau que la flétrissure.

« Entre LISANA. — O monseigneur ! c’est mettre le comble à vos bontés. J’avais prié le ciel de permettre que je vous revisse, et, dans mon peu de foi, je pensais que ma prière n’avait pas été écoutée. O ami bien cher ! qui avez soutenu ce faible cœur à l’heure de sa plus grande faiblesse, réjouissez-vous avec moi. Réjouissez-vous, votre œuvre est accomplie. La récompense est venue. Une ame est sauvée, une ame pleine de ravissement et de gratitude.

« RUGGIERO. — Oui, Lisana, je me réjouirai ; je me réjouis, quoique des yeux mortels ne puissent se défendre d’un regard en arrière. Pourtant c’est le mieux. Les plus saintes pensées sont réellement les plus douces, et les plus douces pensées ont toujours été le produit naturel de votre ame.

« LISANA. — Cessez, monseigneur. Cela sent les vanités de ce monde. Que vos regards se portent seulement en avant, en haut, vers le sentier élevé où vous m’avez conduite et que j’ai foulé avec joie, heureuse chaque jour d’entrer de plus en plus dans la lumière, plus heureuse encore aujourd’hui que je vois face à face la splendeur, car la terre s’efface, le ciel s’ouvre ; les anges étendent la main pour m’attirer au milieu d’eux, et je sens par toute mon ame qu’il y a de la joie, de la joie à cause de moi au ciel.

« RUGGIERO. — Alors il y aura aussi de la joie à cause de vous sur la terre. Mes yeux ne verront plus jamais votre face jusqu’au moment où, en jetant un regard à travers la tombe et le portail de la mort, je l’apercevrai revêtue de la gloire de celui qui l’aura ressuscitée ; mais je ne donnerai pas un soupir à ce que mes yeux ne pourraient voir que pour le voir se flétrir.

« LISANA. – Adieu ! mon maître m’appelle.

« RUGGIERO. — Adieu ! Mes pas restent sur une terrasse plus bas placée ; mais du haut de la vôtre jetez-moi quelques fleurs, du moins en prière…

« LISANA. — Oh ! saints et beaux sont sur les montagnes les pieds de ceux qui apportent ce que vous m’avez apporté, et le bonheur et la beauté fleuriront votre sentier, si mes prières peuvent être entendues. Adieu ! (Elle se retire. — Musique religieuse. — Procession de nonnes. — Lisana s’agenouille et reçoit le voile.)

« RUGGIERO. — Ainsi est enlevé à jamais an regard des hommes un visage plus digne d’être contemplé par les anges que par les hommes, un visage auquel je penserai dans mes prières pour ranimer ma dévotion. Maintenant à la terre mes pensées, à elle et à ses voies encombrées d’obstacles ! Oh ! sauvage