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entoure je ne sais quel attrait de nonchalance opulente. C’est presque un coin d’Arcadie, avec plus d’eau et moins de soleil.

Sur le fleuve vit une population qui participe à son caractère. Elle n’a ni la turbulence railleuse des bateliers de la Seine, ni la violence de ceux du Rhône, ni la gravité des caboteurs du Rhin. Le marinier de Loire est d’humeur paisible, fort sans rudesse et gai sans enivrement ; il laisse couler sa vie entre les réalités comme l’eau qui le porte entre ses deux rives fertiles. Sauf exception, il n’a à subir ni l’esclavage des écluses, ni le pénible labeur de la rame, ni les ennuis du halage ; le vent qui court librement dans l’immense bassin du fleuve lui permet de le monter et de le descendre à la voile. Debout près de l’énorme gouvernail, le patron veille seulement à la direction de la barge, tandis que ses matelots aident à la marche en piquant de fond avec une perche ferrée. De loin en loin, quelques paroles s’échangent sur ce ton élevé des gens accoutumés à parler sous le ciel ; le novice fredonne la fameuse chanson du Marinier de Loire ; on envoie à la barge qu’on croise un joyeux salut, ou l’on en reçoit un utile renseignement, et tous gagnent ainsi l’amarrage du soir, où les équipages que la brise et le courant ont également favorisés se rencontrent au cabaret adopté par la marine de la rivière.

Un de ces hasards de navigation venait de réunir à l’auberge du Grand-Turc de Chalonnes les mariniers de la charreyonne récemment construite l’Espérance et du futreau le Drapeau-Blanc[1]. On était à la fin de janvier 1819, la neige couvrait depuis long-temps la terre, et un grand feu brillait dans la salle basse de l’auberge, qui servait à la fois de cuisine et de salle à manger. Les confrères de l’eau attendaient le souper en buvant autour d’une grande table de chêne tachée devin et aux quatre coins de laquelle un convive jovial avait cloué quatre petits sous de cuivre pour ornement. Les voix des mariniers retentissaient joyeusement, mêlées de rires et de jurons, quand la porte de l’auberge, que la rigueur de la saison avait fait refermer contre toutes les habitudes du pays, fut brusquement ouverte. À la bouffée d’air froid qui entra avec le nouveau venu, tous se retournèrent et reconnurent Antoine Prohibé : c’était le sobriquet donné à maître Lézin, ancien marinier, devenu pêcheur de Loire et plusieurs fois condamné à l’amende et à la prison pour s’être servi de coverés ou de tramaux[2]

  1. Les charreyonnes et les futreaux sont, comme les pyards, les chalans, les gabarres, des bateaux en usage sur la Loire. La grandeur de la barque et quelques détails d’armement les distinguent l’un de l’autre. Le futreau est généralement de moindre dimension que la cherrepenne ; autrefois il y en avait de couverts qui servaient au transport des voyageurs.
  2. Filets en usage parmi les pêcheurs de Loire ; la largeur des mailles est fixée par les règlemens, afin qu’on ne dépeuple pas la rivière en pêchant le poisson trop petit.