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leur comparaison. Les concurrens, rangés derrière eux, attendaient, tandis que les regards de la jeune fille allaient d’un convive à l’autre avec une sorte d’inquiétude. Ce fut Lézin qui se déclara le premier.

— Voilà un plat, dit-il en montrant le plus éloigné, que je ne voudrais servir ni à un chien ni même à un garde-pêche ; quant à celui-ci, — il indiquait le plus rapproché, — on en mangerait, comme on boit l’eau de la Loire, faute de mieux ; mais, pour celui du milieu, je vendrais mon ame à Belzébuth, si le drôle faisait encore des affaires et n’avait pas vendu son fonds !

— Bien jugé ! s’écrièrent toutes les voix.

— C’est la matelote d’André ! dit vivement Entine, qui avait rougi de plaisir.

— Et l’autre là-bas est celle du meunier, ajouta Lézin en guignant François ; je ne m’étonne plus qu’il ait mis tant de farine !

Le jeune garçon ne répondit rien, mais ses yeux prirent une expression plus fausse et plus sournoise. Cependant les bateliers avaient levé leurs verres.

— À la santé du roi des mateloteurs ! s’écria Lézin.

— Ici, bon marinier, ajouta Méru en faisant près de lui une place au jeune homme.

André s’empressa de la prendre, et fit raison à tous les convives, dont la gaieté devint de plus en plus bruyante. Méru lui-même avait complètement oublié son emportement, et témoignait au jeune patron une bienveillance dont ce dernier se montrait visiblement reconnaissant. Il finit par lui poser amicalement la main sur l’épaule.

— Eh bien ! il n’y a pas à aller contre le dire de ce gueux de Prohibé, s’écria-t-il, la bonne matelote annonce le bon marinier, et la tienne est du premier échantillon ! La Vierge, comme on dit, y a fourré son petit doigt. Reste à savoir maintenant si tu es du bois dont on fait les vrais patrons ! Nous saurons ça demain, flot, vu que mon futreau doit baisser sur Nantes avec ta charreyonne ; je serai vide, et toi chargé ; si tu ne restes pas trop en arrière, je dirai que, malgré ton âge, tu as droit de porter les boucles d’oreilles à l’ancre, et mieux encore, de mettre le premier la main au plat et de dire le Benedicite[1].

— Soyez sûr que je ferai de mon mieux, père Méru, dit André, qui regarda de côté Entine ; aussi vrai que je suis fils de ma mère, je n’ai rien plus à cœur que de vous donner contentement.

Le vieux marinier, qui avait saisi son regard au passage, fit une grimace joviale.

— À la belle heure ! mon gars, répliqua-t-il en remplissant son

  1. Les mariniers qui conduisent une barque mangent tous ensemble, mais c’est le patron qui dit le Benedicite et met le premier la main au plat.