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verre ; les oncles, vois-tu, sont quasiment comme le gouvernail ; faut toujours les ménager.

Et voyant qu’André allait saisir l’allusion pour en venir peut-être à des explications :

— Je ne te dis rien de plus, ajouta-t-il, sinon que ma bonne volonté ressemble à la rivière : elle est ouverte à tout le monde. C’est à celui qui naviguera mieux de passer devant. — Ohé ! la jeunesse ! hissez la voile et poussez de fond ; le patron du Drapeau-Blanc est l’ami de tous les vaillans gars.

— Et tous les vaillans gars l’aiment comme leur maître ! s’écria André en choquant son verre contre celui de Méru ; que je sois damné, si cette soirée n’est pas la meilleure de ma vie ! Le bon Dieu enverrait ici tous ses tonnerres qu’il ne pourrait m’ôter mon contentement.

— Alors tu ne le perdras pas pour le paroissien que je vois venir ! fit observer Lézin, qui s’était approché de la fenêtre.

— Qui donc vois-tu ? demanda André, dont les yeux ravis ne pouvaient quitter Entine.

— Regarde ! répliqua le pêcheur.

Un homme grand, maigre et salement vêtu venait d’ouvrir la porte ; il restait vacillant sur le seuil ; ses yeux hébétés par l’ivresse semblaient chercher quelqu’un dans la salle basse du Grand-Turc. À sa vue, le jeune patron fit un mouvement de surprise.

— Dieu me pardonne ! c’est mon père, s’écria-t-il.

— Maître Jacques ! répétèrent plusieurs voix ; eh bien ! pourquoi n’entre-t-il pas ?

— Vous ne voyez donc pas qu’il est vent-devant, comme d’habitude ? dit François avec un rire méchant ; allons, vieux Jacques, avancez, le flot est ici.

L’ivrogne fit un pas en trébuchant vers André, qui s’était levé un peu honteux, et dont le regard rencontra celui de Méru.

— Faites excuse, patron, dit-il à demi-voix et en rougissant ; le père a eu autrefois des contrariétés, et l’eau-de-vie le console trop.

— C’est ce qu’on m’avait dit, répliqua le marinier avec une sorte de compassion ; mais voici la première fois que je le rencontre. — Pauvre vieux ! il est durement puni ! — Ses mains tremblent comme la feuille du bouilleau[1] ! — Regardez-moi cela, mes jeunes gars, et tâchez de comprendre que le vin est la vraie boisson de l’homme : tout au plus il le met à bas pour une heure, tandis que le cognac l’extermine sans rémission.

Puis, se retournant vers le père d’André, et lui montrant un tabouret appuyé au mur, il ajouta :

  1. Bouleau.