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sans y penser en l’appelant trivialement le père Nez-Tort. Le vieux patron ne naviguait plus depuis long-temps, et c’était par hasard qu’il conduisait alors à Orléans le bateau d’un de ses petits-fils qu’empêchait la maladie.

Méru et lui s’étaient connus pendant la guerre de Vendée, et tous deux se rappelèrent que leur dernière rencontre avait eu lieu à l’endroit même où ils se trouvaient dans ce moment.

— Te rappelles-tu, mon pauvre enfant ? dit Soriel, qui, en sa qualité de nonagénaire, donnait ce nom a tous ceux qui n’avaient pas son âge. C’était le jour de la dispersion de la grande armée. Te rappelles-tu tous ces malheureux entassés sur le bord et criant à Dieu et aux hommes de les passer de l’autre côté ? Ils étaient bien quarante mille ; et il y avait huit barques pour tous !

— Oui, répondit Méru ; aussi fallait-il voir les femmes courir quand nos bateaux approchaient : — C’est pour mon mari blessé, pour mon père, pour mon fils, pour un pauvre jeune homme ! Les chères créatures ne demandaient jamais pour elles.

— Ah ! ce fut un grand jour, reprit Soriel ; je n’y pense jamais, vois-tu, mon enfant, sans avoir un tremblement dans la moelle des os. C’est alors que j’ai vu M. de Bonchamp qui s’en allait mourir. Le saint homme était si faible, qu’on ne l’entendait quasiment plus parler. Aussi il faisait toujours signe au prêtre qui se tenait près de lui de s’approcher pour entendre, et quand les autres demandaient ce qu’il avait dit, le prêtre répétait toujours la même chose — Ne tuez pas les prisonniers.

Les bleus tuaient bien pourtant les nôtres, fit observer Méru avec rancune.

— Comme nous les leurs, répliqua le vieillard. Dans ce temps-là, personne ne faisait cas de la vie d’un autre homme, et c’était grand miracle qu’on fit cas de la sienne, car Dieu sait que de peine pour la garder ! Quand on l’avait sauvée de la guillotine ou du plomb, il fallait la sauver de la faim, et ce n’était pas petite chose. Pour nous-mêmes, la Loire était devenue un champ de bataille : ici, les canonnières qui nous envoyaient des boulets sous prétexte que nous servions les blancs ; là, les royalistes qui nous canardaient de derrière les saulaies sous prétexte que nous portions des vivres aux bleus. Aussi ne voyait-on plus de barques sur la rivière, et les mariniers demandaient l’aumône, à moins d’aller s’engager à Carrier.

— Pour devenir noyeurs ! s’écria Méru. Oui, oui, je sais qu’il y en a eu dans la marine qui ont fait de la Loire un cimetière ; mais, aussi vrai que j’ai été baptisé, si j’en rencontrais jamais un, j’irais revenger sur lui, de ma main, les innocens qu’il a fait mourir.

— Tu n’en rencontreras plus, objecta Soriel, vu que nous autres,