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reprit le vieux patron, qui semblait chercher ses mots : tout vrai marinier a fait serment de les chasser des barges et de leur faire la guerre ; ce serment-là, vous ne pouvez le tenir, puisque Jacques est votre père ?…

— Eh bien ? interrompit André, qu’irritait la lenteur du vieillard.

— Eh bien ! reprit-il avec hésitation, ceux qui ne peuvent obéir aux lois de la confrérie de l’eau ne peuvent pas davantage en faire partie.

— C’est-à-dire alors, dit le jeune homme, dont le cœur battait avec force, que vous voulez m’empêcher de naviguer ?

Soriel fit un geste négatif.

— Personne ne peut barrer la rivière à la charreyonne, répliqua-t-il ; mais aucun frère de la marine de Loire ne doit désormais aider à la manœuvrer.

— Eh ! parlez donc ! s’écria André en frappant ses mains l’une contre l’autre, dites tout de suite que vous voulez vous débarrasser d’un patron à qui vous trouvez trop de courage et de bonne volonté, que vous embauchez son équipage pour qu’il reste en route, que vous vous servez du jugement de la marine contre maître Jacques pour couler mon bateau.

— Eh bien ! non, foi d’homme ! ce n’est pas ça ! interrompit un marinier athlétique, au visage couleur de cuivre rouge ; le doyen a voulu adoucir les choses, et il a tout entortillé : la vérité, je vais te la dire, moi ! Nous autres, les mariniers de Loire, nous avons notre gloire, nous ne voulons point parmi nous de gens diffamés : on a chassé ton père, parce que c’était un gueux ; toi, on te chasse, parce que tu es le fils de ton père.

Les mariniers approuvèrent l’interrupteur par un murmure. André, qui était devenu très pâle, promena autour de lui des regards étincelans.

— À la bonne heure ! dit-il d’une voix que la colère faisait trembler, voilà ce qu’il fallait me répondre tout de suite. À cette heure, je vois que le noble corps des mariniers de Loire punit les pères sur les enfans. On peut bien, sans danger, être un fainéant comme Barral, un ivrogne comme Henriot, un flibustier comme Morel, un imbécile comme Ardouin ; mais, pour être digne de rester parmi vous, il faut être au moins bâtard comme Gros-Jean.

Ces insultes nominatives adressées à chacun des bateliers présens excitèrent parmi eux une clameur furieuse ; tous y répondirent par des injures ou des menaces, et Gros-Jean s’avança sur le jeune patron le poing levé. Le père Soriel se jeta entre eux et s’efforça de les apaiser ; mais, pendant quelque temps, sa voix se perdit parmi les provocations. Acculé au mur, André défiait du regard tous ses adversaires, et une