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En vertu de la mesure dictée par César, quatre-vingt mille oisifs furent envoyés de Rome dans les provinces et embrigadés en colonies agricoles à peu près avec le même succès que les ouvriers de Paris sortis des ateliers nationaux pour aller défricher notre Afrique française. Les triumvirs issus du sang de César, et qui reçurent de la colère publique la mission de le venger en développant sa démocratique pensée, après avoir proscrit par milliers les sénateurs et les chevaliers, imaginèrent d’exproprier en masse leurs ennemis, comme l’Angleterre a exproprié l’Irlande. Ils réduisirent en colonies les villes qui, sous une inspiration aristocratique, avaient embrassé le parti des meurtriers de César, et en partagèrent le territoire magnifique à des colons nouveaux, après avoir chassé ces populations désolées dont le cygne de Mantoue a immortalisé les plaintes et le désespoirs Toutefois les mesures conçues par César, bien qu’étendues par les triumvirs et par Auguste après son avènement à l’empire, ne rendirent Rome ni moins misérable ni moins agitée. L’influence combinée des institutions et des mœurs ne combla que trop promptement le vide que l’émigration avait laissé pour un jour dans cet océan de misère et de paresse.

Le seul soulagement qui touchât ces bandes d’oisifs et de mendians, le seul qu’ils demandassent à leurs maîtres pour prix de leurs services était les distributions en nature, qui, s’obtenant sans travail, leur permettaient de gueuser du matin au soir. Les candidats avant l’élection, les magistrats après l’obtention des dignités, introduisirent l’usage des congiaria (largesses) avec celui des jeux et des spectacles. Lorsque les Césars eurent concentré entre leurs mains tous les pouvoirs émanés de la souveraineté populaire, leur principale mission fut de nourrir le peuple-roi, qui avait abdiqué entre leurs mains tous ses droits pour celui de vivre sans travailler. Les lois annonaires devinrent donc la base du système impérial, le fondement de l’économie politique selon laquelle vécut la société rom aine jusqu’à l’heure des vengeances divines.

L’annone avait été dans l’origine une magistrature spéciale instituée par le sénat pour veiller au constant approvisionnement des céréales, de manière à ce qu’un peuple qui manquait du goût comme de la possibilité du travail pût en tout temps se procurer du pain à un prix très modéré ; mais, la misère allant toujours croissant, les périls publics contraignirent bientôt l’état à dépasser cette mesure, et l’on dut organiser des distributions périodiques de blé d’abord à prix réduit, et bientôt après à titre purement gratuit. De là ces lois annonaires ou frumentaires dont M. Moreau Christophe a tracé un tableau des plus complets. Il établit d’après ses propres recherches, combinées avec celles de M. Dureau de La Malle, qu’aux temps de la dictature de César, l’an 707 de Rome, le nombre des prolétaires prenant part aux libéralités de l’annone ne s’élevait pas à moins de trois cent vingt