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de cliens pour prix de leurs votes aux comices, de leurs applaudissemens au forum, de leur assiduité à saluer le riche à son lever, et à le suivre comme un servile troupeau au sénat, au bain, au spectacle. Les citoyens pauvres recevaient ainsi chaque jour des rations alimentaires toutes préparées. On peut lire dans Martial la description de ces distributions sportulaires à l’aide desquelles vivait le famélique poète, heureux quand le patron caressé dans ses vers daignait ajouter à la provende quotidienne une tunique pour l’été, un manteau de laine pour l’hiver ; mais c’est surtout dans Juvénal qu’il faut suivre les mouvemens de cette foule avide et avilie : c’est là qu’il faut la voir se prosternant jusqu’à terre lorsque les rideaux de pourpre de l’atrium s’entr’ouvrent devant le dieu dont elle attend le réveil, puis tendant avec des cris d’oiseaux de proie le vase dont on vient offrir le gouffre à combler au distributeur. Dans les tableaux trop souvent fantastiques qu’une certaine école nous a tracés des aumônes en nature faites aux portes des couvens de l’Espagne et de l’Italie, il n’y a rien de comparable à ces nauséabondes peintures de la vie quotidienne et usuelle dans la Rome impériale. Combien le contraste est-il plus frappant encore, si l’on songe que dans l’Europe catholique l’aumône se pratique toujours d’égal à égal avec un respect profond pour les membres souffrans de Jésus-Christ, pour obéir à la loi de Dieu et sans nulle réciprocité possible de service, tandis que l’aumône païenne descendait du patron au client pour prix de sa servitude politique et de sa dépendance personnelle, sans que la pensée de Dieu ou d’une autre vie intervînt jamais pour combler l’abîme qui sépare en ce monde l’abondance de la misère !

En vain ses maîtres tentèrent-ils de galvaniser l’empire mourant par l’électricité de leurs largesses : le seul résultat de celles-ci fut d’achever la perversion morale de ce peuple, qui eut des malédictions pour les meilleurs princes et des pleurs pour tous les monstres. Un tel système ne pouvait se développer sans finir par soulever les provinces, quelle que fût l’antique terreur du nom romain, et sans ouvrir la porte aux barbares qui planaient depuis long-temps sur le cadavre de l’empire comme des corbeaux attirés par les approches de la mort. C’était d’ailleurs au moment où de pressantes nécessités contraignaient d’étendre le titre de citoyen romain à tous les peuples de l’empirer qu’on distribuait aux habitans privilégiés de la ville éternelle un pain prélevé sur les sueurs du monde ; c’était au moment où l’on attribuait les droits politiques aux alliés et aux tributaires, afin de les maintenir dans l’obéissance par l’ombre d’une participation à la grandeur romaine, qu’on leur imposait l’obligation de nourrir la métropole et que les exigences du fisc frappaient d’une irréparable stérilité les plus fertiles contrées de l’Afrique et de l’Asie.

Lorsque Rome fut condamnée à la paix par l’achèvement de sa conquête,