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rattachaient d’ailleurs aux Romains : il n’oublia jamais qu’ayant été chargé, bien jeune encore, d’une mission des rois goths à Constantinople, le grand Constantin l’avait accueilli avec intérêt et fait ordonner évêque de sa nation malgré son âge, et enfin qu’un personnage alors fameux, Eusèbe de Nicomédie, le chapelain et le confident de l’empereur, lui avait imposé les mains. De retour en Gothie, Ulfila s’était voué corps et ame à la conversion de ses compatriotes barbares. Pour faciliter sa prédication et rompre en même temps avec les traditions poétiques, qui ne parlaient aux Goths que de leurs dieux nationaux, il imagina de traduire dans leur langue le livre des chrétiens, et, comme les Goths n’avaient pas d’écriture, il leur composa un alphabet avec des caractères grecs et quelques autres, peut-être runiques, qu’il affecta à certaines articulations particulières à leur idiome. Toutefois, il s’abstint de traduire dans l’Ancien Testament les livres des Rois, où sont racontées les guerres du peuple hébreu, de peur de stimuler chez sa nation le goût des armes, déjà trop prononcé, et pensant, dit le contemporain qui nous donne ce détail, que les Goths, en fait de batailles, avaient plutôt besoin d’un frein que d’un éperon. Cette idée naïve peint d’un seul trait le bon et saint prêtre que de tels scrupules tourmentaient. Son œuvre eut plus de portée encore qu’il ne l’avait espéré : ce fut toute une révolution dans les mœurs des Visigoths ; aussi ses compatriotes lui décernèrent-ils le titre de nouveau Moïse. En sa qualité d’évêque, Ulfila avait assisté à plusieurs conciles de la chrétienté romaine, où il s’était fait estimer par la droiture de son ame et la sincérité de sa foi plus que par sa science théologique. Quand la persécution éclata sur les bords du Dniester, Ulfila ne dut la vie qu’à l’hospitalité des Romains de Mésie, qui l’accueillirent avec empressement, lui et tous les confesseurs qui le suivirent dans sa fuite. Cet homme simple et convaincu ne doutait donc point qu’au-delà du Danube fût encore la terre promise pour ses frères et pour lui. Telle était l’autorité de sa parole, qu’elle entraîna sans peine la majorité des Goths, non pas seulement les chrétiens, mais la masse des païens qui ne nourrissaient aucun fiel contre la nouvelle religion. Athanaric, presque abandonné, alla se retrancher avec le reste des tribus dans les défilés de Caucaland.

La troupe de Fridighern et d’Alavive se mit en marche vers le Danube avec autant d’ordre, que le comportait une pareille multitude, traînant avec elle le mobilier de toute une nation. Les hommes armés venaient les premiers, puis les femmes, les enfans, les vieillards, les troupeaux, les chariots de transport. Ulfila, en tête de son clergé blond et fourré, veillait sur l’église ambulante, qui se composait d’une grande tente fixée sur un plancher à roues, et renfermant avec le tabernacle les ornemens et les livres liturgiques. Le trajet n’était pas long, et les