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la maison de ville et la maison des champs ; ils calculèrent ce que les meubles pouvaient valoir, ce que les vignes pouvaient rapporter ; ils s’informèrent discrètement du préciput et du hors part. Seulement ils oublièrent de demander où était le futur gendre, M. l’aîné. M. l’aîné cependant donnait des sérénades aux filles du voisinage ; il comptait sur ses fleurs, sur ses graces, sur ses distiques, chansonnettes et sonnets pour dompter le cœur de l’inhumaine… Et comme il était en train d’aligner son martyre avec son délire, il se trouva que l’inhumaine épousa, à la barbe de M. l’aîné, un jeune cadet non apanage qui parlait en bonne prose ; à ces causes, messire Jean-Baptiste-Jacques Monteil, malgré ses droits d’aînesse, fut avisé d’aller chercher fortune ailleurs.

Cet aîné eut le grand malheur de venir au monde au moment où tous les droits anciens, y compris le droit d’aînesse, allaient être absorbés par le droit nouveau. Il fut la victime du monde féodal, qui l’écrasa sous ses ruines. La révolution lui fit peur autant que s’il eût porté un des grands noms du royaume de France, et il se sauva dans les montagnes du Gévaudan, où il se plaignait tout bas de ses grandeurs. « S’il vous arrive des malheurs dignes des fautes que vous avez faites, ne soyez pas assez injustes pour en accuser les dieux ! » C’est le mot d’un sage, et notre aîné, en son gîte songeant, en était venu, lui aussi, à ne pas accuser les dieux de son infortune. Il s’accusait lui-même d’arrogance, d’orgueil, de vanité, d’imprévoyance. La nécessité en avait fait un philosophe, elle n’en fit pas un homme brave. Dans ce Gévaudan, il arriva qu’un ex-notaire royal de village, un Monck en sabots, nommé Charriè, entreprit de rétablir la monarchie et le roi légitime. À la tête de cinq ou six mille paysans armés de bâtons et portant au chapeau une cocarde en papier blanc, Charrié se mit en campagne, et bientôt il s’empara, sans coup férir, de Mende et de Marvejols. Puis, comme il voulait renforcer son armée de quelques braves gens, le grand Charriè fit de notre aîné un colonel. Le colonel Monteil ! cela sonnait bien, cela sonnait creux ; cela sonnait l’exil ou tout au moins l’échafaud. Comment faire ? Accepter était dangereux, refuser était difficile. Ici Charriè et sa bande, et là-bas le comité de salut public ! — Il y avait bien un moyen terme, l’héroïsme ; on pouvait répondre aux proscripteurs un de ces mots dignes des vieux Grecs. « Les Athéniens te chassent de leur ville… - Et moi, répond l’exilé, je les condamne à y rester. » Il y avait encore un beau mot à emprunter à l’histoire de ces républiques turbulentes qui punissaient de leur vertu même leurs plus grands citoyens. « Chère patrie, adieu ! disait Solon ; moi absent, et c’est ce qui me fâche, tu restes privée du dernier ennemi de Pisistrate ! » Il y avait aussi Anaxagore qui disait : « Je suis banni des Athéniens, dites-vous ? eh ! ce sont les Athéniens que je bannis