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flûte traversière et donnait de la trompe, comme s’il y eût eu une centaine de musiciens avec lui. »

Ici, je ne puis résister à la tentation de vous expliquer le sens qu’attachait à ces mots « danser la gaillarde » le biographe du nécromancien. Dans un ouvrage de Jean Prétorius, publié à Leipzig en 1668, on trouve, outre des renseignemens sur le Blocksberg, une singulière remarque sur la gaillarde, qui est présentée comme une invention du diable. Voici les graves expressions dont se sert l’auteur :

« La nouvelle volte gaillarde a été apportée d’Italie en France par les magiciens ; outre que ce tourbillonnement est plein de gestes malhonnêtes, abominables et de mouvemens impudiques, on peut affirmer qu’elle est la source de beaucoup de malheurs, de meurtres et d’avortemens ; ce qu’une police bien instituée devrait prendre en considération et défendre avec sévérité. Et vu que la ville de Genève, par-dessus toutes autres villes, a en horreur la danse, il est advenu que Satan, s’étant emparé d’une jeune fille de l’endroit, la dressa à faire jouer certaine baguette de fer, si bien que tous ceux qu’elle touchait se mettaient aussitôt en branle et dansaient la gaillarde. Et cette fille honnissait les juges et les défiait de pouvoir la mettre à mort, et oncques n’a eu repentance de son damnable maléfice. »

Cette citation montre d’abord ce que c’est que la gaillarde et prouve ensuite que le diable favorise l’art de la danse en vue de donner scandale aux dévots. Aller jusqu’à forcer au moyen d’une baguette magique, la pieuse ville de Genève, cette Jérusalem moderne, à se mettre en branle, c’est bien là, il faut l’avouer, le comble de l’abomination ! Imaginez-vous en effet tous ces petits saints genevois, ces béats horlogers, ces élus du Seigneur, ces vertueuses institutrices, ces raides prédicans et maîtres d’école, se lançant soudain dans le tourbillon de la gaillarde. Le fait paraît certain, car je me souviens de l’avoir trouvé aussi constaté dans la Démonomanie de Bodin, et il me prend souvent l’envie d’en composer un ballet sous ce titre : le Bal de Genève.

Le diable, comme vous voyez, est un maître danseur, et il ne faut pas s’étonner de le voir se présenter au très honorable public sous la forme séduisante d’une danseuse. Une autre métamorphose, moins naturelle, mais qui renferme un sens plus profond, est encore indiquée dans cette ancienne histoire de Faust : c’est la transformation de Méphistophélès en cheval ailé, transportant Faust au gré de ses désirs en tous lieux et en tous pays. Ici, l’esprit malin représente non-seulement la rapidité de la pensée de l’homme, mais encore la puissance de la poésie, vrai Pégase qui, dans le plus court délai, met en la possession de celui qui le monte toutes les magnificences et toutes les jouissances de la terre. En un clin d’œil, il transporte Faust à Constantinople, et cela en droite ligne au beau milieu du sérail du Grand-Turc,