Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 13.djvu/672

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
666
REVUE DES DEUX MONDES.

industrielle où elle n’est devancée aujourd’hui par aucune région du continent européen.

Sur cette terre écartée, au milieu de ces montagnes habitées par des bûcherons rudes et pauvres, on avait la main-d’œuvre à bon marché ; on a recherché en outre, avec une infatigable sollicitude, tous les perfectionnemens mécaniques qui pouvaient encore diminuer les frais d’atelier. En face de l’Angleterre couvrant le monde des produits de ses manufactures, l’Alsace est parvenue à se frayer aussi une route au dehors et à exporter une partie notable de sa production soit dans les deux Amériques, soit en Espagne, en Allemagne et en Italie. Comme les fabricans anglais s’adressent à la grande consommation, et, par suite de diverses circonstances, excellent dans les articles communs, elle s’est adonnée de préférence à la fabrication des articles de qualité supérieure, choisissant ainsi un champ spécial où elle pouvait défier, grace au bon goût de ses dessinateurs et à la dextérité de ses ouvriers, la redoutable rivalité de nos habiles voisins.

Dans cette province, plus de cent mille ouvriers sont englobés par le mouvement des fabriques. L’industrie cotonnière, concentrée presque tout entière dans le département du Haut-Rhin, forme le noyau de l’industrie alsacienne et règne au-dessus de toutes les autres fabrications en souveraine incontestée. La filature du coton seule, qui compte dans cette contrée environ un million de broches[1], emploie plus de 20 000 travailleurs. Le tissage du coton écru ou en couleur en occupe à peu près 50 000, et l’impression au moins 10 000. À cette grande industrie s’ajoutent des imprimeries sur tissus de laine, des usines métallurgiques, des fabriques de draps et de produits chimiques, quelques filatures de lin et de laine peignée.

Des traits profonds de caractère sont communs à toute la masse laborieuse de ce pays, dans quelque centre industriel et sur quelque point de la province qu’on la considère. Un vague esprit d’opposition à l’autorité centrale, tel est depuis long-temps déjà le signe le plus général de la sociabilité alsacienne. Étrange contraste ! voici une région où le sentiment de la nationalité règne dans les cœurs ; voici des hommes qui sont faciles à conduire dans la vie ordinaire, ardens au travail, soumis envers leurs chefs immédiats : eh bien ! quand il s’agit de l’autorité publique, ces mêmes hommes deviennent soupçonneux et sont tout près de se montrer hostiles. Faut-il attribuer cette tendance des esprits vers l’opposition aux journaux exaltés du pays, qui étaient parvenus à se glisser dans les ateliers de l’industrie comme dans les chaumières des cultivateurs, et à en exclure la presse modérée ? Ce serait, nous le croyons, prendre l’effet pour la cause. Les vraies raisons du fait

  1. On évalue à 4 500 000 le nombre total des broches existant en France.