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coupes à qui mieux mieux. Vers le soir, les flambeaux ayant été allumés, on vit entrer deux poètes qui chantèrent, en langue hunnique, devant Attila, des vers de leur composition, destinés à célébrer ses vertus guerrières et ses victoires. Leurs chants excitèrent dans l’auditoire des transports qui allèrent jusqu’au délire : les yeux étincelaient, les visages prenaient un aspect terrible ; beaucoup pleuraient, dit Priscus larmes de désir chez les jeunes gens, larmes de regret chez les vieillards. Ces Tyrtées de la Hunnie furent remplacés par un bouffon dont les contorsions et les inepties firent passer les convives en un instant de l’enthousiasme à une joie bruyante. Pendant ces spectacles, Attila était resté constamment immobile et grave, sans qu’aucun mouvement de son visage, aucun geste, aucun mot trahît en lui la moindre émotion ; seulement, quand le plus jeune de ses fils, nommé Ernakh, entra et s’approcha de lui, un éclair de tendresse brilla dans son regard ; il amena l’enfant plus près de son lit, en le tirant doucement par la joue. Frappé de ce changement subit dans la physionomie d’Attila, Priscus se pencha vers un de ses voisins barbares, qui parlait un peu le latin, et lui demanda à l’oreille par quel motif cet homme, si froid pour ses autres enfans, se montrait si gracieux pour celui-là. « Je vous l’expliquerai volontiers, si vous me gardez le secret, répondit le Barbare. Les devins ont prédit au roi que sa race s’éteindrait dans ses autres fils, mais qu’Ernakh la perpétuerait : voilà la cause de sa tendresse ; il aime dans ce jeune enfant l’unique source de sa postérité. »

À ce moment entra le Maure Zercon, et tout aussitôt la salle retentit d’éclats de rire et de trépignemens capables de l’ébranler : c’était un intermède dont les convives étaient redevables à l’imagination d’Edecon. Le Maure Zercon, nain bossu, bancal, camus, ou plutôt sans nez, bègue et idiot, circulait depuis près de vingt ans d’un bout à l’autre du monde, et d’un maître à l’autre, comme l’objet le plus étrange qu’on pût se procurer pour se divertir. Les Africains l’avaient donné au général romain Aspar, qui l’avait perdu en Thrace, dans une campagne malheureuse contre les Huns : conduit près d’Attila, qui refusa de le voir, Zercon avait trouvé meilleur accueil chez Bléda. Bientôt même le prince hun s’engoua tellement de son nain, qu’il ne pouvait plus s’en passer ; il l’avait à sa table, il l’avait à la guerre, où il lui fit fabriquer une armure, et son bonheur était de le voir se pavaner une grande épée au poing, et prendre grotesquement des attitudes de héros. Un jour pourtant Zercon s’enfuit sur le territoire romain, et Bléda n’eut pas de repos qu’on ne l’eût repris ou racheté ; la chasse fut heureuse, et on le lui ramena chargé de fers. À l’aspect de son maître irrité, le Maure se mit à fondre en larmes, et confessa qu’il avait commis une faute en le quittant ; mais cette faute, disait-il, avait une bonne excuse. « Et laquelle donc ? s’écria Bléda. — C’est, répondit le nain,