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d’un juge prononçant dans une cause étrangère, il sépara l’innocent du coupable, sans vouloir remarquer qu’ils portaient tous deux la même tache originelle. S’il y avait dans cette conduite un sentiment d’équité naturelle incontestable, il s’y trouvait aussi un grand fonds d’orgueil, une haine superbe qui dédaignait les instrumens pour remonter plus implacable jusqu’aux auteurs du crime. C’était à Théodose, à Chrysaphius, à l’honneur romain qu’il en voulait. Il jouissait de pouvoir mettre en parallèle, devant ce monde civilisé qui lui refusait le titre de roi comme à un chef de sauvages et le méprisait tout en le redoutant, la justice et les procédés du Barbare avec ceux de l’empereur romain.

Vigilas s’était bâté de terminer à Constantinople les affaires qui servaient de prétexte à son voyage. Toujours aveugle, toujours infatué de sa propre importance, il avait fini par l’inspirer aux autres. Chrysaphius, qui crut, d’après lui, le succès du complot assuré, doubla la somme à tout événement ; l’interprète revenait donc avec 100 livres d’or renfermées dans une bourse de cuir. Tout cela se passait sous l’œil attentif d’Esla, qui ne perdait aucun de ses mouvemens depuis leur départ. Les serviteurs de l’ambassade hunnique n’étaient pas autre chose non plus que des gardiens qui tenaient le Romain prisonnier sans qu’il s’en doutât. De l’autre côté du Danube, la surveillance se resserra encore davantage. Vigilas amenait de Constantinople son propre fils âgé de dix-huit à vingt ans, qui avait été curieux de visiter le pays, et que, suivant toute apparence, l’interprète s’était fait adjoindre en qualité de second. Comme ils mettaient le pied dans la bourgade royale d’Attila, ils furent saisis tous les deux et traînés devant le roi ; leurs bagages saisis également furent fouillés sous ses yeux, et l’on y trouva la bourse avec les cent livres d’or bien pesées. À cette vue, Attila feignit la surprise et demanda à l’interprète ce qu’il voulait faire de tout cet or ? Celui-ci répondit sans embarras qu’il le destinait à l’entretien de sa suite et au sien, à l’achat de chevaux et de bêtes de somme dont il voulait faire provision pour ses missions, car il en avait perdu beaucoup sur les routes, et enfin à la rançon d’un grand nombre de captifs romains dont les familles l’avaient pris pour mandataire. La patience d’Attila n’y tint plus. « Tu mens, méchante bête ! s’écria-t-il d’une voix tonnante, mais tes mensonges ne tromperont personne ; ils ne t’arracheront pas au châtiment que tu as mérité. Non, ce n’est pas pour ton entretien, ce n’est ni pour l’achat de chevaux et de mulets, ni pour la rançon de prisonniers romains que tu t’es muni d’une pareille somme ; tu savais bien d’ailleurs que j’avais interdit absolument tout commerce, tout emploi d’argent dans mes états de la part des étrangers, lorsque tu étais ici avec Maximin. » À ces mots, il fit amener par ses gardes le fils de l’interprète et déclara qu’il allait lui faire passer une épée au travers