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n’est rien faire encore, si Rome va avec ses légions les chercher en Grèce et en Asie. Si Rome veut garder sa pauvreté et son honnêteté, il faut que Rome garde son étroite enceinte et s’enferme entre ses sept collines. Il faut que le Capitole soit le couvent où elle emprisonne sa vertu, et non le palais d’où elle commande à l’univers.

Jean-Jacques Rousseau avait attaqué vivement les sciences et les lettres, qui étaient l’objet de la foi, et je dirais volontiers de la superstition du XVIIIe siècle. Il fut donc attaqué à son tour de tous les côtés. Les injures et les railleries commencèrent l’attaque comme toujours, puis vinrent les raisonnemens. La discussion que Jean-Jacques Rousseau soutint contre ses adversaires de toutes sortes est plus curieuse, selon moi, que son discours. Le discours appartient presque entièrement au paradoxe et à la rhétorique. Dans la discussion, il est plus sage, parce qu’il sent que c’est le moyen d’être plus fort, et ce qu’il y a de vrai dans ses réflexions sur la trop grande part que le XVIIIe siècle faisait aux sciences et aux lettres paraît d’autant mieux, que Jean-Jacques a soin de le séparer de tout paradoxe. Il restreint et corrige sa thèse, afin de la mieux défendre, et il change en une vérité de bon sens et d’expérience son paradoxe de rhéteur.

« Gardons-nous de conclure, dit-il à la fin de sa réponse au roi de Pologne Stanislas, qui, en véritable prince philosophe du XVIIIe siècle, avait cru devoir prendre fait et cause pour les sciences et les lettres, gardons-nous de conclure qu’il faille aujourd’hui brûler toutes les bibliothèques, et détruire les universités et les académies[1] ; nous ne ferions que replonger l’Europe dans la barbarie, et les mœurs n’y gagneraient rien. Les vices nous resteraient, et nous aurions l’ignorance de plus. C’est avec douleur que je vais prononcer une grande et fatale vérité : il n’y a qu’un pas du savoir à l’ignorance, et l’alternative de l’un à l’autre est fréquente chez les nations ; mais on n’a jamais vu de peuple une fois corrompu revenir à la vertu. En vain vous prétendriez détruire les sources du mal ; en vain vous ôteriez les élémens de la vanité, de l’oisiveté et du luxe ; en vain même vous ramèneriez les hommes à cette première égalité, conservatrice de l’innocence et source de toute vertu : leurs cœurs une fois gâtés le seront toujours ; il n’y a plus de remède, à moins de quelque grande révolution, presque aussi à craindre que le mal qu’elle pourrait guérir, et qu’il est blâmable de désirer et impossible de prévoir. Laissons donc les sciences et les arts adoucir en quelque sorte la férocité des hommes qu’ils ont corrompus… Les lumières du méchant sont encore moins à craindre que sa brutale stupidité[2].

  1. Que disait donc aux Romains Fabricius ? Hâtez-vous de renverser ces amphithéâtres, brisez ces marbres, brûlez ces tableaux !
  2. Réponse au roi de Pologne, t. XV, p. 181-182.