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J’ai voulu citer tout entier ce curieux passage : je dois faire maintenant deux observations, l’une qui touche à la méthode et ce que j’appellerais volontiers la tactique de Jean-Jacques Rousseau, l’autre qui touche au fond même de ses idées.

Voici la première.

Rousseau a mis le paradoxe au frontispice de tous ses ouvrages, pour attirer les yeux du public ; il a mis le bon sens au fond de l’édifice et comme dans le sanctuaire. Mais le plus grand nombre de ses lecteurs s’arrête dans le vestibule, sans passer plus avant. Cette manière de se servir du paradoxe comme d’un appât pour la curiosité publique est visible dans le discours sur les sciences et les lettres, quand on rapproche ce discours de la controverse qu’il produisit. Dans le discours, Jean-Jacques Rousseau excommunie sans hésiter les sciences et les lettres ; dans la discussion, il leur fait grace. Dans le discours, les sciences et les lettres sont un fléau ; dans la discussion, Rousseau avoue qu’à les détruire, les choses iraient encore un peu plus mal. Que conclure donc de cet aveu ? Qu’il faut conserver les bibliothèques, les écoles, les académies, ne point brûler les tableaux, ne pas briser les statues, mais qu’il ne faut pas croire non plus que le soin des sciences puisse nous dispenser du soin des mœurs, qui est mille fois plus important. La science n’ôte pas la vertu, mais elle ne la donne pas non plus, et les peuples les plus savans et les plus spirituels ne sont nécessairement ni les plus vertueux ni les plus vicieux de tous les peuples. Voilà à quelle conclusion de bon sens aboutissait Jean-Jacques Rousseau dans la discussion. De ce côté, la leçon était bonne à donner au XVIIIe siècle, qui croyait sincèrement que la science était une bonne œuvre, et que la meilleure manière d’aller dans le paradis, c’était de passer par l’académie. Il était à propos de rendre à la morale la place que lui avait prise la littérature. C’est ce que veut Rousseau ; seulement, pour arriver à ce but, qui est bon, il passe par le paradoxe, afin d’attirer la foule sur ses pas. Nous verrons comment, dans chacun des ouvrages de Rousseau, le paradoxe sert toujours ainsi de tambour à la vérité et comment l’auteur s’arrange pour faire du bruit avant et afin de faire du bien.

J’arrive à la seconde observation, qui touche au fond même des idées de Rousseau.

Rousseau aurait voulu que l’homme n’arrivât pas à la science ; mais, puisqu’il y est arrivé, ce qui est un malheur, il ne veut pas qu’il retourne maintenant à l’ignorance, ce qui serait un autre malheur, et un malheur hideux. Sur ce point, Rousseau est bien convaincu que la pire barbarie est celle qui suit la civilisation. Il a peut-être quelque tendresse pour la barbarie qui précède la civilisation : c’est l’âge d’or des poètes ; mais il sait ce que vaut la barbarie qui naît du raffinement