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même de la civilisation et de ses excès. La barbarie d’avant la civilisation et celle d’après sont également ignorantes ; mais l’ignorance de l’une est l’innocence, celle de l’autre est la brutalité. Il y a deux créations poétiques qui me semblent personnifier admirablement ces deux états si différens de l’humanité : l’une est Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, qui exprime l’innocence ; l’autre est le Caliban de Shakspeare, qui exprime la brutalité. Paul et Virginie sont étrangers au monde, et ils ont la grace et la pureté que nous attribuons aux personnages de l’âge d’or. Caliban au contraire, qui est également étranger au monde et à la civilisation, n’y touche que pour se pervertir. Voyez avec quelle effrayante rapidité il prend les vices des matelots. Ne vous y trompez pas : voilà ce que la civilisation fait de la barbarie, quand elle y touche. La civilisation ne devient pas meilleure et plus honnête à l’aide du commerce de la barbarie ; c’est la barbarie qui devient elle-même plus méchante et plus brutale par le commerce de la civilisation. Et qu’on ne croie pas non plus que la civilisation, pour trouver Caliban, ait besoin de l’aller chercher dans les îles désertes : Caliban est partout à côté de nous. Toutes les sociétés civilisées ont leurs sauvages, et le malheur, c’est que ceux qui sont civilisés et ceux qui sont sauvages se touchent et se rapprochent les uns des autres par leurs vices plutôt que par leurs vertus. Un de mes amis qui a vu l’Orient et qui y a vécu me disait fort gaiement, en me parlant des réformes que l’Orient tâchait de faire dans ses lois et dans ses mœurs, en prenant modèle sur la civilisation européenne : « Oui, ce sont toujours des anthropophages ; seulement ils mangent avec des fourchettes. » Ce mot, ingénieux dans son exagération, explique fort bien ce que les sauvages, je dis ceux de notre société occidentale, prennent de la civilisation. Ils en prennent le dehors et la forme ; ils en prennent aussi les vices qu’ils ajoutent aux leurs, et quand les péchés d’en haut arrivent à la portée des passions d’en bas, on dit que la civilisation se répand et s’accroît.

Nous connaissons maintenant la doctrine de Jean-Jacques Rousseau : ne point arriver à la science, mais ne pas non plus retourner à l’ignorance, doctrine qui se prête plus aux regrets qu’aux remèdes, et qui revient à cette grave question qui est un des mystères de la vie humaine : — Aurait-il mieux valu pour l’homme qu’il n’y eût ni sciences ; ni arts dans le monde ? ou, pour parler comme la Bible, pourquoi l’homme a-t-il goûté des fruits de l’arbre de la science ? Ici, ne craignons pas d’indiquer une ressemblance tout extérieure entre la doctrine chrétienne et la doctrine de Jean-Jacques Rousseau, afin d’en, mieux faire ressortir la différence fondamentale.

La doctrine de Jean-Jacques Rousseau n’a, je le répète, que des regrets et point de remèdes. Il regrette la simplicité et l’ignorance primitives ; mais quoi ? cette simplicité et cette ignorance primitives n’existant