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citoyens sont si bien égaux, que nul ne peut être préféré aux autres comme le plus savant ni même comme le plus habile. » Avez-vous jamais vu dans nos villes manufacturières un de ces grands établissemens où de la cave au grenier une machine à vapeur fait mouvoir tous les métiers ? Les ouvriers sont près de ces métiers agissans, et rattachent les fils qui se cassent. Personne ne pense, personne ne réfléchit, ni l’homme ni la machine, et tout travaille avec une activité infatigable, les mains occupées, l’esprit en repos. Voilà l’image de la société de Rousseau, avec cette différence que la machine à vapeur vient de la science, et qu’à ce titre elle ne doit pas être admise dans l’atelier de Rousseau, et que de plus la machine travaille pour enrichir quelqu’un, ce qui est contraire aussi aux règles d’un état bien constitué. Travailler sans penser, travailler pour ne point s’enrichir et pour ne point se distinguer, travailler comme la fourmi et comme l’abeille, par instinct et non par goût et par émulation, voilà le but final de l’humanité. Quand Dieu a condamné l’homme au travail, il a donné au travail ses dédommagemens, la liberté, la science, la richesse, la gloire. Rousseau condamne l’homme au travail obligé, ignorant et infructueux.

J’ai indiqué quelle était la ressemblance extérieure et la différence fondamentale entre le principe de la doctrine chrétienne et le principe de la doctrine de Jean-Jacques Rousseau. La différence de régime n’est pas moins grande que la différence de principes entre les deux doctrines, en dépit de quelques ressemblances apparentes.

Rousseau en effet veut que l’homme renonce aux sciences, aux arts, aux lettres, à tout ce qui développe l’esprit et le cœur de l’homme. Le chrétien aime aussi à renoncer au monde et à tout ce qui excite les passions humaines. Rousseau veut que sa république s’isole et s’éloigne du commerce des hommes ; il la met dans un désert ou dans une prison pour la maintenir honnête et pure. L’ascétisme chrétien a aussi ses thébaïdes ; mais c’est ici que s’arrête la ressemblance et que commence une profonde et heureuse différence. La thébaïde exclut le monde, elle n’exclut pas la science. Saint Jérôme au désert traduit la Bible et correspond avec saint Augustin. La religion sait qu’elle est assez forte pour contenir et pour régler l’esprit ; elle n’a pas besoin de l’engourdir et de l’étouffer. Rousseau désespère de la vertu dans la science ; c’est au contraire la vertu dans la science qui fait la grandeur des pères de l’église. Avec la foi, l’ame humaine n’a pas à craindre de devenir plus mauvaise en devenant plus savante, et, si fougueux que soit le cheval, le frein suffit à le conduire. Il n’y a que les calomniateurs de la religion chrétienne qui prétendent qu’elle est favorable à l’ignorance. Quand Jésus-Christ dit ces paroles : « Je vous rends gloire, ô mon père, seigneur du ciel et de la terre, de ce que vous avez caché