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il reste toujours pratique, malgré toutes les chimères qui lui traversent l’esprit. Et, pour le dire en passant, quel droit avaient donc dans les autres pays, chez nous par exemple, tous ceux qui, se trouvant dans la même situation d’esprit que Lancelot Smith, avaient déclaré la guerre à la société ?

Lancelot a pourtant été élevé dans la religion protestante, mais il eût autant valu qu’on l’eût élevé dans la religion musulmane ou mosaïque : il en eût retiré autant de profit. On lui a enseigné dogmatiquement dans son enfance, et une fois pour toutes, les formules de la religion, au lieu de lui en communiquer l’esprit par une éducation pratique, par des soins assidus, en sorte qu’au bout d’un certain laps de temps, il ne reste plus en lui que le souvenir et non la pratique actuelle de ces premières leçons. Aussitôt après sa sortie du collège, il s’est tracé un plan de conduite et un programme d’ambitions auxquels Locke et Franklin n’auraient rien trouvé à reprendre. Ce plan et ce programme se composent de cinq ou six axiomes ou règles méthodiques, tels que ceux-ci par exemple : « qu’il devait faire sa fortune, — qu’un homme devait être religieux, — qu’il devait mettre son ambition à être un homme supérieur, — à être un gentleman, — à se montrer généreux et courageux. « Sans doute ces projets sont louables ; mais où est l’esprit qui lui donnera ce qu’il désire ? Il aurait toutes les qualités qu’il souhaite sans avoir besoin de former des plans pour les acquérir, s’il eût été élevé selon l’esprit et non selon la lettre de sa religion, si, au lieu d’une instruction trop semblable aux livres qui portent pour titre miscellanées, il avait reçu une éducation qui, faisant circuler en lui les vertus vitales de la croyance, eût produit d’elle-même toutes ces qualités et tous ces charmes qui font son ambition aujourd’hui, comme l’arbre porte ses feuilles et ses fruits. Quel gracieux jeune homme et plus tard quel homme énergique et indomptable fût devenu Lancelot, si, avec l’ardente sympathie et le courage qui le distinguent, il fût sorti de l’enfance l’ame formée et le caractère sans inquiétude, au lieu d’apporter dans la vie un esprit chargé de connaissances superflues, capables tout au plus d’être le luxe et le charme des heures oisives ! Car Lancelot a du courage, il cherche partout dans la science, dans les livres, dans les hommes, la réalisation de ses rêves ; il s’accroche avec désespoir à tout ce qui a apparence de beauté, d’humanité, de vertu. Aujourd’hui, c’est à Shelley qu’il s’adresse ; il s’enivre de ses vers, où les accens d’humanité vibrent avec tant de force ; demain, ce sont les doctrines panthéistiques, puis les sciences physiques qu’il interroge. Fatigué de vers et de systèmes, désabusé de tout, il finit par faire de la matière son seul dieu. Partisan des réformes sociales et démocrate à outrance, il n’a pour les souffrances de ses semblables qu’une sympathie abstraite ; jamais l’idée ne lui est venue de visiter les demeures du pauvre, et ce monde de douleurs qui s’étend autour de lui, au seuil