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de sa porte, lui semble toujours là où il n’habite pas ; il l’imaginerait volontiers relégué dans les pauvres quartiers de Londres lorsqu’il est aux champs, et caché au fond des districts agricoles lorsqu’il est à Londres. Aussi son, étonnement est grand lorsqu’il découvre, comme par hasard, ce monde qui aurait dû frapper ses yeux mille fois, si ses instincts n’eussent pas été pervertis et ses sentimens alambiqués ; et encore il faut que ce soit un pauvre garde-chasse, le bon Tregarva, qui le lui révèle et qui lui fasse toucher du doigt toutes ces misères avec lesquelles il avait la prétention de sympathiser.

Ce Tregarva est pour ainsi dire l’antithèse naturelle de Lancelot Smith. Originaire de Cornouailles, wesleyen de religion, il unit en lui quelques-unes des qualités des deux races dont le sang mélangé coule dans ses veines. Il a la solidité résistante des Saxons et la finesse d’esprit des Celtes. Il sait mieux que Lancelot Smith comment il faudrait s’y prendre pour régénérer les classes populaires. Il faudrait de la part des grands et des riches un peu de sympathie en action et moins de sympathie en parole, des visites plus fréquentes dans leurs humbles demeures, une familiarité respectueuse qui, sans rien enlever à la légitime considération des puissans, ménage la dignité du pauvre. Il faudrait que le clergé, au lieu de faire aux paysans tant d’homélies et de leçons de morale dogmatique qu’ils n’entendent pas, leur fit une morale plus pratique, qu’il leur parlât non du haut d’une chaire, mais au bord du champ qu’ils cultivent, dans leurs pauvres cabanes. Leur maître, le Christ, prêchait sous les palmiers, au milieu des chemins ; il avait de bonnes paroles à dire au vanneur triant son grain, au pécheur lançant ses filets, au laboureur et à l’artisan ; il avait des paraboles qui toutes avaient rapport à leur état, et il savait ainsi mêler les bonnes nouvelles qu’il apportait du royaume de son père aux anciennes histoires qu’ils connaissaient ; il savait envelopper les vérités de la révélation nouvelle dans les vieilles habitudes et les vieilles occupations de leur obscure existence. Pourquoi donc les prêtres ne prêcheraient-ils pas comme lui, et pourquoi, suivant l’exemple de celui qui ne dédaignait pas de converser avec les pêcheurs et de consoler la Cananéenne, n’iraient-ils pas chercher le pauvre jusqu’au sein des tavernes et des repaires, où il descend à la condition de la bête ? Mais de tout cela Lancelot ne sait rien. C’est ce pauvre garde-chasse illettré qui lui fait toucher du doigt pour la première fois, à lui le gentleman nourri de systèmes et de philosophie, les réalités de l’existence ; c’est un ignorant qui fait son éducation. En lisant les conversations de Lancelot et de Tregarva, nous nous sommes maintes fois rappelé les railleries du Charles Moor de Schiller à propos des professeurs « qui dissertent sur la force un flacon de vinaigre sous le nez et d’une voix de phthisique. » Qu’est-ce donc, après tout, que toute notre instruction ? Un savant physicien peut admirablement exposer les lois de la statique et en écrire