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le vrai mobile de l’activité sans relâche avec laquelle il espérait dompter la fortune rebelle. C’était une passion contenue, un amour caché, plus précieux par cela même, et d’autant plus exalté qu’il s’épanchait moins au dehors, passion redoutable d’ailleurs et féconde en périls dont n’a pas conscience celui-là même qu’ils devraient le plus effrayer.

Tel était l’homme à qui sir John Raymond abandonna sans réserve l’éducation et la fortune d’Eleanor. Rien ne parut plus justifié que cette confiance, et, sous l’œil jaloux de sa mère, la jeune fille, dirigée par une main tout à la fois ferme et douce, atteignit l’âge où se décide le sort des femmes. Une piété solide, des notions morales soigneusement adaptées au rôle qu’elle devait remplir, la désignaient pour le moins autant que sa richesse et sa beauté délicate à l’empressement des jeunes gens à marier. Aussi, lorsqu’elle se produisit dans le monde, chaperonnée, non par sa mère déjà malade, mais par lady Margaret Fordyce, une des femmes les plus à la mode, les prétendans s’offrirent en foule. Aucun ne fut agréé ; aucun, il est vrai, n’avait été présenté par David Stuart, dont l’influence souveraine sur l’esprit de sa pupille inquiétait singulièrement Godfrey Marsden, le vertueux, le rigide Godfrey, volontiers hostile au tuteur choisi pour sa demi-soeur par le second mari de sa mère.

Jamais ces deux jeunes gens, que tant de circonstances semblaient rapprocher, n’avaient pu vivre en parfaite intelligence. La sévérité soupçonneuse de l’un ne convenait pas à la fierté de l’autre et à son ferme dessein de remplir, comme il la comprenait, la mission qu’il avait acceptée. Avec un peu d’adresse et quelques procédés obligeans, peut-être le frère d’Eleanor eût-il obtenu plus d’influence et un contrôle plus fréquent sur les actes de la tutelle confiée à David ; mais, par des brusqueries déplacées, par d’irritantes méfiances, il avait pour ainsi dire contraint l’orgueilleux Écossais à se retrancher dans la position légale que lui faisaient les termes du testament de sir John Raymond. Il ne faudrait pas croire qu’il obéît en ceci à d’ignominieux calculs : le choc des caractères avait tout fait.

Sans autorité sur David Stuart, Godfrey n’avait pas la confiance d’Eleanor. Ses âpres conseils, ses réprimandes à contre-sens, effarouchaient cette jeune ame, expansive, et douce, pénétrée déjà, et depuis qu’elle avait cessé de s’ignorer, par une de ces affections immenses dont nous vivons, nous autres femmes, et qui, détruites ou refoulées, peuvent nous tuer.

Instruite par David aux saints devoirs de la charité, initiée par lui à l’intelligence du beau moral, de la grandeur intellectuelle, habituée à lui soumettre ses jugemens, à n’avoir que lui pour guide dans le dédale de ses premières pensées, de ses impressions premières, Eleanor aimait son tuteur. Elle aimait en lui non pas seulement cette beauté