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eût voulu s’y dérober comme au contact d’un fer brûlant. David la contemplait avec un étonnement mêlé d’une curiosité, d’une perplexité que chaque seconde augmentait, et ses yeux ardens fouillaient au plus profond de cette ame candide. Tout à coup ses mains laissèrent échapper celles d’Eleanor. Une exclamation sourde et contenue vint mourir sur ses lèvres. Une joie sauvage, effrayante, passa dans ses yeux, — si effrayante qu’Eleanor sentit au dedans d’elle-même le cœur lui manquer. Il s’était dressé en pieds, et la tenait sous cet avide regard, tapie comme la biche blessée sous le couteau du chasseur. Elle voulut parler ; pas un mot ne put sortir de sa bouche.

— Eh ! que craignez-vous donc, Eleanor ? lui dit-il avec passion. Pour l’amour du ciel, qui vous compte déjà parmi ses anges, ne me regardez point comme si vous aviez peur de moi.

— Cette joie ?… Pourquoi cette joie ? répondait-elle avec angoisse.

— Faut-il donc la cacher, et n’ai-je pas sujet d’être joyeux ?… Mais ne redoutez pas mon bonheur. C’est moi… moi… Vous m’aimiez… moi… Aveugle idiot que j’étais !… Et cette vie qui pouvait être si belle !… en débris autour de moi… comme après un naufrage !… Je n’étais donc pas assez puni !…

En articulant péniblement ces derniers mots, il se prit la tête à deux mains et versa des larmes amères.

Eleanor le regardait, dominée par une pitié profonde, mais sans oser ni se rapprocher de lui, ni lui adresser un seul mot.

Quand ils entrèrent ensemble dans le temple, Eleanor se croyait parfaitement remise de ces émotions violentes accumulées en si peu de minutes ; mais, tandis qu’au fond de sa conscience déjà troublée, elle cherchait, sans les retrouver, comme la Marguerite de Goethe, les formules de la prière, sa pâleur, l’ébranlement de ses nerfs, sa démarche indécise et tremblante étaient l’objet d’une sorte d’enquête silencieuse, dont les regards de Tib et de lady Macfarren se transmettaient les questions… et les réponses.


V

Si quelque chose eût pu réconcilier Eleanor avec la dissimulation que David lui avait imposée, c’eût été, à coup sûr, la joie un peu brutale, le triomphe presque insolent de sir Stephen, lorsqu’il rentra chez lui. Peut-être l’excellent accueil qu’il fit au prétendu Lindsay eût-il éveillé un vif remords dans ces deux ames déjà coupables ; mais cet accueil s’adressait à la fortune inopinément revenue bien plutôt qu’à l’inconnu sous les auspices duquel elle rentrait au bercail. Sir Stephen ne parlait de David Stuart qu’avec un mépris irritant, et montrait pour la probité du banquier failli une sorte de railleuse admiration qui ressemblait parfaitement à la plus cynique indifférence.