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celui-ci plus discret et plus réservé vis-à-vis d’elle, tant de duplicité, tant d’hypocrisie révoltait leur vertu.

Il arriva sur ces entrefaites que mistress Christison étant venue à mourir, et Tabitha, comtesse de Peebles, n’ayant plus aucun intérêt à conserver Dunleath, ce beau domaine fut derechef mis en vente.

Un matin, Eleanor entra, quelque peu intimidée, dans le cabinet de son mari, qu’elle trouva préparant des hameçons pour une pêche qu’il projetait. Surpris et charmé de sa visite, il honora d’un regard bienveillant la jeune femme qui venait à lui, le teint légèrement animé, les yeux brillans d’un secret désir, et la voix adoucie par un besoin de persuasion qui éclatait jusque dans ses moindres gestes. Quelles idées traversèrent le cerveau de sir Stephen ? nous ne nous chargeons pas de le dire ; mais son accueil fut amical, familier, presque tendre. Il félicita sa femme sur le bon goût de sa toilette, lui conseilla d’adopter, pour ses robes, la couleur de celle qu’il lui voyait en ce moment, et qui lui allait à ravir. Bref, il était clair qu’Assuérus ne demandait pas mieux que de mériter les bonnes graces d’Esther ; mais il eût fallu qu’Esther, — c’est-à-dire Eleanor, — mît plus d’adresse à présenter sa requête.

Or, — elle le déclara tout uniment, — elle désirait acheter Dunleath.

Rien ne pouvait désenchanter plus soudainement et d’une façon plus désagréable son mari, qui demeura stupéfait.

— Vous voulez que j’achète Dunleath !… Et pourquoi donc, je vous prie ? s’écria-t-il, remis de son premier étonnement.

— Non, lui dit-elle à son tour d’une voix déjà fort émue ; je souhaiterais acheter Dunleath pour mon propre compte,… mais je ne sais comment cela se pourrait faire, et je venais vous consulter.

— C’est fort obligeant à vous ;… mais, sur mon ame, je ne comprends pas ce que vous voulez dire.

— N’est-ce pas bien simple ?… Je voudrais acheter Dunleath de mon argent,… avec une partie de ce que mon père m’a laissé.

— Çà, dit sir Stephen, tournant brusquement son fauteuil pour regarder sa femme entre deux yeux, vous me direz peut-être qui vous a mis cette fantaisie dans la tête ?

— Personne : c’est un désir que j’ai toujours eu… que j’avais tout enfant,… que j’avais encore à l’époque de mon mariage,… sur lequel même j’avais pressenti mon tuteur.

— En vérité ? Vous auriez bien pu tout d’abord. — bien qu’il n’eût pas des idées fort nettes sur le droit de propriété, — lui demander comment une femme mariée pourrait, de ses deniers, acheter quelque chose, — vu que la femme mariée n’a rien en propre, et que le mari seul dispose des biens communs. Il me reste donc à savoir comment vous achèteriez Dunleath, n’ayant pas ici-bas un farthing vaillant.

— Eh quoi ! reprit Eleanor très étonnée, maintenant que ma fortune…