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tendresse ! Eleanor, ramenée sous le joug d’un amour que le temps n’avait pu détruire, ne vivait plus qu’aux heures où David venait partager sa solitude. David Stuart, mal à l’aise dans sa froide habitation d’Ardlockie, ne se sentait heureux qu’auprès de ce cœur dévoué, chaque jour plus entièrement à lui. Par-delà ce bonheur presque innocent, à demi légitime, l’un ou l’autre rêvait-il une existence plus complètement assimilée, une possession plus entière ? Pourquoi le supposer, puisque nous l’ignorons ? Eleanor, résignée à ne plus connaître ce qu’on appelle ici-bas le bonheur, n’aspirait qu’à sentir s’alléger le poids de ses cruels souvenirs, et David Stuart, si ses pensées l’égaraient parfois à vouloir être heureux, fût-ce au prix du crime, ne savait-il pas, de science certaine, qu’une ame bien douée n’a jamais goûté long-temps une félicité coupable ? Ils vivaient donc au jour le jour, satisfaits de cette trêve que leur laissaient les destins jusque-là si contraires, et ne soupçonnant pas une crise prochaine, un orage près de troubler le ciel serein de leurs patientes amours. Il éclata brusquement, et, comme il arrive souvent, par suite d’un concours de circonstances futiles.

C’était à la fin de l’hiver ; David Stuart, — ceci lui arrivait rarement, — avait passé la nuit à Penrhyn-Castle. Quand il partit le matin, Eleanor voulut l’accompagner à cheval jusqu’à mi-chemin d’Ardlockie. Le soleil s’était levé brillant sur les montagnes chargées de neiges, sur le miroir terni des étangs glacés, sur les bocages dénudés dont chaque rameau, décoré de givre, étincelait comme une aigrette de diamans. Quelques grands hêtres du parc, dont la pluie et les ouragans n’avaient pu abattre le feuillage rougi par l’automne, portaient encore, à demi fondus, des bouquets blancs qui s’en allaient en poussière sous le pied furtif et léger des oiseaux voletant çà et là. Un profond silence régnait de toutes parts, et le piétinement des chevaux sur la terre dure, amorti par un épais tapis de neige, avait quelque chose de voilé, d’étrange, qui faisait songer, malgré qu’on en eût, aux ballades allemandes, aux spectres-cavaliers, aux galops fantastiques dans la froide nuit.

Cependant Eleanor et David longeaient au pas la grande avenue, et leur causerie matinale, animée par le froid, semblait se teindre des roses lueurs qui se jouaient dans l’atmosphère. Par momens peut-être quelque triste retour, quelque sombre pressentiment traversait à tire d’aile, comme un noir corbeau, le ciel lumineux de leurs pensées ; mais en somme ils se sentaient heureux et ravis. L’heure était bonne ; ils la savouraient lentement.

Ils arrivèrent ainsi devant la lodge, et durent s’arrêter en face de la grille, qu’on ne s’était point empressé d’ouvrir à leur approche : c’était une de ces petites irrévérences auxquelles Bridget Owen semblait se complaire. Eleanor, caressant le cou de son cheval, détourna les yeux