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et de compter ses pas par ses bienfaits. C’était l’histoire générale du monde vue de son point culminant ; mais, pour remplir complètement ce plan gigantesque, une vie entière de bénédictin n’eût pas suffi. M. de Saint-Priest n’y prétendit pas. D’infatigables recherches qu’il eut le bon goût et l’art de cacher par un récit entraînant, ne lui permirent pourtant de raconter que la période déjà assez longue qui s’étend de la fondation de l’empire romain jusqu’à l’ouverture des temps modernes. Dans cette forme incomplète, l’ouvrage demeure comme les assises majestueuses d’un grand pont que son ouvrier n’a pu achever. D’immenses matériaux ont été jetés dans l’abîme sans réussir à le combler.

Tel qu’il est, avec les défauts nécessaires d’un premier ouvrage, l’exubérance du style, la disproportion du plan et des détails, la hardiesse parfois un peu légère des assertions, le livre De la Royauté est peut-être l’œuvre de M. de Saint-Priest où son esprit a pris le vol le plus étendu. Nous connaissons peu d’analyses historiques plus remarquables quenelle qui, dès le début du livre, nous fait pénétrer dans le véritable caractère de la monarchie impériale établie à Rome. Nous disons la monarchie, en distinguant, avec M. de Saint-Priest, cette expression antique de l’idée moderne et chrétienne que la royauté représente. M. de Saint-Priest le fait très bien voir : il y eut à Rome un pouvoir unique, une concentration excessive de l’autorité dans une seule main, mais il n’y eut jamais de royauté proprement dite. Cette distinction est autre chose qu’une puérile synonymie ; elle cache une profonde différence matérielle et surtout morale. Qui reconnaîtrait la royauté à ce tableau éloquent que M. de Saint-Priest présente d’un césar romain à la fois consul, tribun, prêtre, général, et enserrant toute une société par ce réseau d’autorités et de despotismes divers ?

« Étrange gouvernement ! s’écrie-t-il ; jamais conditions plus bizarres ne furent imposées par le pouvoir d’un seul à la docilité d’un grand nombre ; jamais régime politique ne fut moins simple, moins naturel, plus enveloppé des ambages et des artifices d’une civilisation vieillie. C’est mystérieux comme un oracle, sombre et sourd comme un antre, captieux comme une énigme. Où trouver un asile et un recours ? Le tribun perpétuel venge le père de la patrie, le préfet des mœurs protége le prince du sénat, le consul s’abrite derrière le bouclier de l’imperator, et le souverain pontife les couvre tous de sa robe de prêtre. Quelle est donc la nature de ce pouvoir ? Quelle est cette hydre à six têtes ? Est-ce une monarchie ? est-ce une république ? Autant de questions sans réponse, autant de piéges sans issue. Rome est toujours un état libre ; elle n’a point de chef avoué ; aucun titre ne le désigne à l’amour ou à la terreur publique. Toutes les magistratures sont conservées, et pourtant ce chef sans nom existe pour les absorber toutes ; elles sont à la fois distribuées et réunies ; c’est en vertu de ces magistratures,