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c’est en leur nom qu’un homme surveille, gouverne, récompense et châtie. Épée froide et nue, sans aucun signe à sa poignée, suspendue sur toutes les têtes, et reconnaissable seulement à son tranchant[1] ! »

Cette dernière image est saisissante ; elle fait passer dans l’ame le froid du glaive. Mais qui jamais a éprouvé une pareille impression en suivant dans l’histoire de France le rôle bienfaisant de nos rois, source de toute justice, inventeurs et fondateurs des grands corps de magistrature, défenseurs vigilans de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel, tour à tour contenant et soutenant l’église, protecteurs parfois intéressés, mais toujours efficaces, de la liberté civile de leurs sujets contre les despotismes enchevêtrés du moyen-âge ? D’où provint cette différence ? C’était là le grand problème qui se posait devant M. de Saint-Priest, et qu’il résolut avec sa perspicacité accoutumée, quoique dans des termes qui n’ont peut-être pas toute la clarté désirable. Pourquoi la monarchie impériale, qui a eu trois cents ans de durée, n’a-t-elle jamais pu prendre les allures calmes, la tranquillité majestueuse et protectrice de la royauté moderne ? Pourquoi, malgré l’éclat des Jules et la vertu des Antonins, le pouvoir n’a-t-il jamais pu s’arrêter héréditairement dans une famille, de manière à prévenir, par une loi fixe, les troubles ensanglantés de l’élection, à tempérer, par l’éducation et l’habitude, l’étrange enivrement de l’autorité absolue ? Pourquoi, malgré de longues années de paix, ce progrès sensible de décadence, cet abaissement constant des ames, ce désespoir d’une nation qui se sent mourir, et dont les Césars eux-mêmes ne peuvent pas se défendre ? Que signifient cette tristesse pesante qui assombrit le front de Marc-Aurèle, ce dégoût de Sévère mourant ? Pourquoi la plus grande monarchie du monde n’a-t-elle été pendant trois siècles qu’une suite d’aventures exploitées par une série d’aventuriers ? « Tacite, disait Napoléon, n’a pas assez expliqué ses tyrans. » M. de Saint-Priest cite ce mot profond, et il essaie d’éviter le même reproche.

Il nous met en effet, nous le pensons, sur la voie de l’explication véritable en nous faisant toucher au doigt que toute l’histoire de ces trois siècles consiste dans une lutte sourde entre le sénat, qui conservait le prestige de l’autorité, et l’empereur, qui avait la force matérielle. Le sénat avait l’ombre et l’empereur la réalité du pouvoir ; mais la réalité était sombre et triste, l’ombre était illuminée et glorieuse. Bien que le sénat fût rempli de toutes les créatures faméliques de César et d’Auguste, bien que plus d’un sénateur nouveau, gauchement drapé dans sa toge, fît entendre l’accent barbare de la Gaule ou de l’Ibérie, bien que les héritiers des plus grands noms ne pussent les porter sans fléchir, au sénat pourtant était le siège de Crassus et de Cicéron. Les murailles du temple de Vesta renvoyaient encore l’écho de

  1. Saint-Priest, De la Royauté, chap. Ier.