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ainsi à l’auteur du Vicaire savoyard un toit et un morceau de pain, quand enfin son impiété croissante dégénère en rage sénile et empreint sur son visage l’expression d’un rire presque diabolique, M. de Saint-Priest détourne ses regards avec un sentiment que le respect de l’âge et du génie parvient à contenir, mais non pas à cacher.

Cette étude, qui occupa les dernières années de M. de Saint-Priest, devait être au fond profondément mélancolique. Rien n’est triste à suivre comme le cours et le déclin d’une vie humaine, quelque longue qu’elle puisse être, lorsque surtout, derrière les rives pâlissantes de la terre, d’autres perspectives ne se découvrent pas. Une biographie intime et détaillée est une œuvre douloureuse. On voit s’ourdir la trame insensible de la destinée ; on voit les plus vives joies se dissiper, les douleurs elles-mêmes s’amortir, et tant d’impressions diverses, en passant, ne laisser d’autres traces qu’une ride de plus sur le front. Pendant que M. de Saint-Priest étudiait de près la plus remarquable vie peut-être des temps modernes, la sienne se précipitait rapidement vers son terme. Ses derniers jours furent remplis d’événemens et d’émotions. Il vit combler ses rêves d’ambition personnelle par des succès qui lui valurent une réputation incontestée ; mais il vit tromper toutes ses espérances patriotiques par la chute d’un gouvernement qu’il avait aimé et servi. Il fut témoin de cette chute soudaine, non sans regret, mais sans remords, car, membre pendant dix ans d’une des chambres et souvent amené à faire opposition au pouvoir, il avait toujours usé avec mesure d’un droit alors sans péril. Il a tracé lui-même, du jour suprême de la monarchie, un récit pathétique qui fut en même temps un dernier hommage de justice, de dévouement[1]. Père d’une tendresse extrême, M. de Saint-Priest avait pris lui-même plaisir à former l’esprit de ses deux filles à cette école de graces et de goût dont il était un modèle. Il les maria selon son cœur ; mais il eut tour à tour à partager leur juste douleur et leur bonheur pur. Le sentiment paternel touche de près au sentiment religieux ; aussi, quelque rapidement que la mort soit venue fondre sur M. de Saint-Priest, la religion l’avait devancée. Frappé d’un mal inattendu, pendant un voyage qu’il faisait à Moscou, au lieu même de sa naissance, dès qu’il connut son danger, il tourna sa pensée vers le ciel. Dans la paix de ce moment suprême, il eut encore un soupir, non point pour la vie ou pour la renommée, mais pour ses enfans et pour la France. Il est mort le 29 septembre 1851, à l’âge de quarante-six ans.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Un Mot sur le 24 février, dans la Revue du 1er juin 1849.