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j’avais alors sous les yeux ne manquait pas de charme. Vous vous rappelez la jolie gravure de Lemud : Maître Wolframb et ses Disciples. George avait dans son profil régulier, qu’accusait fortement la longue mouche des chasseurs, quelque chose de ce maître romantique ; l’uniforme ajoutait au lieu de nuire à la fantaisie du personnage. Nous étions couchés, Saint-Yves et moi, dans des attitudes convenablement rêveuses. La bonne Nina, tout heureuse de nous faire jouir des magnificences de son logis, promenait sur nous son charmant et excellent regard en fumant sa cigarette. George fumait aussi tout en jouant du piano, et s’interrompait de temps en temps pour nous demander un verre de kirsch. Ce brave garçon s’exalta, et tout à coup, se levant brusquement, il fit trois tours dans la chambre ; puis il vint tomber à côté de nous sur le canapé rouge. — Cette soirée, fit-il, me rappelle un temps évanoui de ma vie. Si ce n’étaient (et il regarda ses galons) ces sardines que je vois sur ma manche, je croirais vraiment être encore à Milan chez la signora Cornélia. Toi, Saint-Yves, malgré tes moustaches, tu me fais l’effet du petit abbé Sardonio, et tu m’as l’air, toi (il se tournait de mon côté), de ce grand ténébreux d’Hermancey ; mais du diable si vous connaissez ces gens-là. C’est que je ne vous ai pas raconté le chapitre le plus curieux de ma vie : mes amours avec l’illustré danseuse Cornélia Tulipani.

Notre ami nous avait déjà raconté ce chapitre une douzaine de fois ; mais ce soir-là, vraiment, je le trouvai adorable. De cette histoire où après tout il y a quelques parties émouvantes, presque formidables, d’une passion vraie, d’une sérieuse mélancolie, il fit une sorte d’opéra bouffe dont nos bouches et nos yeux riaient aux éclats, tandis que je ne sais quoi s’attristait tout bas en nos coeurs. Je désespère de rendre cette improvisation telle qu’elle fut. Je ne me cache pas d’ailleurs que le cigare, le kirsch, la bière et le vin blanc de Médéah furent loin de nuire à l’effet qu’elle produisit sur nous. Nous en avons toutefois conservé un si bon souvenir, que, narrateur et auditeurs, nous avons essayé, à nous trois, d’en fixer l’esprit bouffon et pathétique dans l’espèce de récit qu’on va lire. On nous excusera si quelques expressions de troupier traduisent parfois les émotions d’une vie d’artiste.


I

La Cornélia Tulipani, qui est si oubliée aujourd’hui, était, il y a cinq ou six ans, une des personnes les plus célèbres de l’Italie. Voici l’histoire en quelques mots de cette singulière gloire. La Cornélia avait un incontestable talent pour la danse : ce n’était point la verve pétulante de Fanny Elssler, ni la grace éthérée de Taglioni, mais c’était un don d’une espèce particulière. La Cornélia avait dans tous ses mouvemens quelque chose de passionné et de dramatique qui la rendait un