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dont il est difficile de traduire en notre langue la pittoresque ironie, mais qui voulait dire à peu près ceci : « Les enfans de Mahomet profitent de ce que Dieu a créé, tout exprès pour les nourrir, une nation de badauds. »

Ainsi les Gil Blas et les Guzman d’Alfarache n’appartiennent pas uniquement à nos contrées. Voilà que l’Afrique nous fournit aussi cette sorte de gens pour qui le pavé des grandes villes est un champ inépuisable où vient une infinie variété de cultures. Depuis long-temps, j’avais le désir de réunir les impressions habituelles que notre pays, nos mœurs, notre civilisation font éprouver aux voyageurs des pays arabes. Je résolus de mettre à profit la nouvelle visite du Chambi pour tirer d’une intelligence africaine toute une série d’opinions raisonnées sur la France. Je commençai donc un interrogatoire où je posai d’abord à mon hôte quelques questions préliminaires sur les chrétiens. Voici quelles furent ses premières réponses :

« Vous ne priez pas, vous ne jeûnez pas, vous ne faites pas vos ablutions, vous ne rasez pas vos cheveux, vous n’êtes pas circoncis ; vous ne saignez pas les animaux qui vous servent d’alimens ; vous mangez du cochon et buvez des liqueurs fermentées qui vous rendent semblables à la bête ; vous avez l’infamie de porter une casquette que ne portait pas Sidna-Aïssa (notre Seigneur Jésus-Christ) : voilà ce que nous avons à vous reprocher. En échange, nous disons : Vous frappez bien la poudre, votre aman[1] est sacré, vous ne commettez pas d’exaction, vous avez de la politesse, vous êtes peu enclins au mensonge, vous aimez la propreté. Si, avec tout cela, vous pouviez dire une seule fois du fond de votre cœur : Il n’y a pas d’autre Dieu que Dieu, et notre seigneur Mahomet est l’envoyé de Dieu, personne n’entrerait avant vous dans le paradis. »

Plus d’un lecteur sourira certainement à certains passages de cette tirade, où il trouvera de bizarres puérilités. Peut-être n’aura-t-il point réfléchi assez avant de sourire. Ainsi ce singulier reproche : « Vous avez l’infamie de porter une casquette que ne portait pas notre Seigneur Jésus-Christ, » tient précisément à ce qui donne aux mœurs orientales le plus de grandeur et de dignité. Dans ce pays de traditions antiques, rien n’a changé : les fils tiennent à honneur d’être vêtus comme leurs pères. Cette bizarre tyrannie de la mode, que les plus sérieux esprits sont obligés de subir chez nous, est là-bas chose complètement inconnue. Les habits, comme les usages, sont sous la protection de la religion, et tirent de cette loi auguste quelque chose d’une particulière gravité. Ce qu’il y a de ridicule dans notre accoutrement a certainement été un des obstacles les plus puissans placés entre les mœurs arabes et l’influence européenne.

Laissant de côté les considérations générales sur la race chrétienne, je demandai au Chambi, ce qui lui avait paru digne d’éloge en France, et voici ce que j’en obtins :

« Il y a dans votre pays un commandement sévère. Un homme peut y voyager jour et nuit sans inquiétude. Vos constructions sont belles, votre éclairage est admirable, vos rues sont larges et d’une parfaite propreté ; vos voitures sont commodes, vos bateaux à fumée et vos chemins de feu n’ont rien qui leur soit comparable dans le monde. On trouve chez vous des alimens et des plaisirs

  1. Pardon.