Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/103

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

personnage plus touchant que les héroïnes de tragédie. Ainsi, dans ce charmant ballet emprunté à une légende allemande, dans Giselle, toute la salle sanglotait quand, laissant sur terre son amant désolé, elle disparaissait parmi les fleurs. Il y avait comme des strophes navrantes, comme une harmonie désespérée, quelque chose de pareil à ce déchirant adieu de Schubert dans le tressaillement de sa main qu’elle agitait au-dessus des nénuphars où son corps disparaissait. Le public la prit en passion. Les gens du monde en firent l’objet d’une mode, et les artistes une matière à théories. Un critique sérieux de Milan prétendit qu’elle avait ressuscité l’art antique de la pantomime, et, s’échauffant sous le harnais, il termina son feuilleton en disant que la Cornélia jetait ainsi un jour nouveau sur l’histoire romaine. Cornélia eut la tête tournée et invita le critique à des soirées où, à propos de ses entrechats, on refit toute l’esthétique d’Hegel. Notre danseuse avait alors pour amant un comédien appelé Jocrini, qui prenait l’art de son côté d’une furieuse hauteur. C’était un homme de quarante ans dont le vin avait enluminé les traits, et dont quelques coups de poing hasardeux semblaient avoir enlevé les dents, excellent dans les rôles grotesques, portant les haillons avec une gravité bouffonne du plus divertissant effet, mais aimant à jouer Hamlet ou Roméo et trouvant des gens qui se pâmaient quand sa bouche avinée laissait sortir des paroles de fierté mélancolique. Jocrini avait, suivant ses partisans, un rayon de génie : il était beau de cette beauté inconnue à l’œil du bourgeois dont le démon de la violente poésie aime à revêtir les fronts battus par le double orage de la débauche et de l’inspiration. La Cornélia, Jocrini et le critique sérieux de Milan exécutaient à qui mieux mieux toute sorte de gambades merveilleuses dans le champ de la métaphysique, quand deux hôtes nouveaux furent reçus dans leur cénacle. L’un était l’illustre philosophe Mazzetto, qui venait de publier à Turin son livre sur l’Amour considéré comme principe de gouvernement ; l’autre était cet abbé Sardonio qui s’est fait l’ennemi personnel du pape. Le philosophe et l’abbé se rencontrèrent avec Jocrini, qui, en sa qualité d’homme de génie, était disposé à serrer la main de tout libre penseur. Ces trois personnages se plurent. Jocrini livra tout-à-fait le pape à Sardonio et voulut bien regarder avec Mazzetto l’amour comme un principe indispensable de tout gouvernement représentatif. On pensa que cette doctrine recevrait l’approbation de Cornélia, et on se rendit chez la danseuse. La Cornélia consentit à égayer par quelques pas les doctes entretiens de ses nouveaux amis. Sardonio et Mazzetto, qui écrivaient alors, chacun de son côté, un de ces gros traités sur toute chose qu’on pourrait appeler des traités Gibou, découvrirent un sens inconnu à chaque attitude de la danseuse. Sardonio déclara que la danse de la Tuilipani avait un sens profondément révélateur, qu’elle était liée à la religion de l’avenir, qu’elle