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faces noires comme l’ébène, rouges comme le bronze florentin, jaunes comme l’ambre, portaient l’ardente et sauvage expression de convoitise d’une meute que le fouet du piqueur contient devant la curée. Nous voulions aussi notre part d’émotions ; mais nous hésitions à la conquérir en essayant de faire brèche dans cette muraille vivante. Un arriero, que ses formes herculéennes autant que sa profession rendaient très propre à ce genre d’exercice, vit notre embarras, et s’offrit, moyennant quelques pièces de monnaie, pour remplir l’office de bélier à notre intention. Le marché conclu, les clauses furent exécutées avec une conscience scrupuleuse. Nous pûmes alors comprendre cette attention passionnée, ces tressaillemens fébriles de l’assistance : jamais drame chorégraphique n’avait traduit plus énergiquement que celui qui s’exécutait sous nos yeux les ardeurs insensées de l’amour.

L’orchestre, si l’on peut nommer ainsi la force instrumentale qui jetait aux danseurs le mouvement rhythmique, se composait de deux guitares dont on faisait vibrer toutes les cordes à la fois, d’une table sur laquelle on tambourinait avec les poings, et d’un chœur de voix discordantes. L’action avait pour interprètes un nègre et une samba. L’homme, nu jusqu’à la ceinture, semblait fier d’un torse où l’on suivait le jeu des muscles à travers une peau sombre et lisse comme ces galets que la mer roule au rivage. La femme portait un jupon à falbalas tout bariolé de rouge et d’orange ; elle avait laissé choir le châle de laine bleue qui gênait sa pantomime, et sa chemise sans manches était à peine retenue aux épaules par le lien mal noué d’une coulisse. Nous étions arrivés au dénoûment d’une resbalosa ; telle nous parut être du moins la danse exécutée. Une pause eut lieu, durant laquelle choristes et danseurs demandèrent à la liqueur argentée de Pisco un surcroît d’énergie et des inspirations nouvelles. À un nouveau signal de l’orchestre, le nègre et la samba s’avancèrent, et, placés en face l’un de l’autre, prirent tous deux une attitude fièrement provocante de défi, tandis que le chœur entonnait la chanson suivante :

Tu di es que no me quieres ;
Porque no me quieres di ?
Io dejo de ser querido
Solo por querer te a ti !
Ahora samba y como no[1]

La femme tenait à la main droite son mouchoir déployé, auquel un geste arrondi imprimait un mouvement de lente rotation qui semblait faire appel au cavalier. Celui-ci, les coudes en dehors et les mains

  1. « Tu dis que tu ne m’aimes pas ; — pourquoi ne m’aimes-tu pas ? dis. — Moi qui me passe d’être aimée - seulement pour t’aimer, toi ! — A présent, samba, et pourquoi pas ! »