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de l’éther tranquille, un condor gigantesque abaissait vers un appât invisible les circuits démesurés de son vol tournoyant. Nous avions laissé derrière nous le triste village de Bella-Vista. Une population misérable y hante quelques masures couleur de boue, les seules dont les murailles n’aient point été renversées par le canon de Callao durant les luttes de l’indépendance. Un peu plus loin, nous vîmes se dresser un bouquet de sombre verdure qu’encadraient les murailles neuves et crénelées d’un cimetière, et nous passâmes auprès du seul arbre que l’on rencontre pendant la première lieue à partir de Callao. Cet arbre servait d’abri à une petite table couverte d’un linge sur laquelle on apercevait des gâteaux racornis, du maïs cuit, écrasé et mélangé avec du miel (masamorra), des flacons de chicha[1] couronnés d’écume, le tout médiocrement gardé par une vieille samba qui dormait confiante le front sur les genoux.

Notre qualité de voyageurs français nous avait rendus l’objet des prévenances de la société. Le cofrade nous avait offert des cigarettes ; mais ce tabac qu’il tassait, qu’il vannait dans le creux de sa main pour le coucher ensuite sur une feuille de maïs roulée entre ses doigts d’une propreté douteuse, nous inspira une défiance que justifiait amplement la nature suspecte de sa profession. Nous acceptâmes plus volontiers les cigares de l’officier dameret ; cette politesse fit naître un rapprochement et autorisa la conversation. Nous avions affaire à un jeune homme de manières élégantes et d’un esprit cultivé, qui devait plutôt son grade (chose assez commune dans la république péruvienne) à sa naissance qu’à ses services militaires. Spirituel et moqueur, il dirigeait sa verve satirique contre les événemens récens de son pays, dont il faisait saillir la face burlesque. Sa plaisanterie n’était pas acrimonieuse ; elle tenait à l’extrême gaieté de son caractère : de temps à autre, il agaçait son voisin renfrogné, qui grognait ou riait dans son manteau ; puis, après avoir persuadé à la cholita de retirer ses pendans d’oreilles en cas de mauvaise rencontre, il la jeta dans toute sorte de perplexités, en lui racontant jusqu’où les salteadores malséans poussaient envers le sexe leurs perquisitions indiscrètes, si bien que la jeune femme, ne trouvant pas un abri sûr pour ses bijoux, se décida à les remettre en place. À nous il parlait de sa patrie avec respect, comme un fils parle de sa mère, de ses gouvernans avec ironie, de l’opéra et des cantatrices en appasionado, des taureaux en enthousiaste, des femmes, de Lima avec entraînement, mais, il faut le dire, avec certaines allures de triomphateur. Il avait, à leur propos surtout, le secret de ces exordes oratoires qui tiennent l’esprit en éveil et lui permettent de saisir au vol les plus fugitives insinuations, les réticences les plus inaperçues. À la suite d’une anecdote scandaleuse où il s’agissait

  1. Boisson faite avec le maïs fermenté.