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moderne, des scènes de la vie liménienne et jusqu’à des combats de coqs, ces derniers peut-être en mémoire du dénonciateur de saint Pierre.

Si notre première journée à Lima avait été bien remplie, la nuit qui allait suivre, la noche buena, n’allait pas être pour nous moins riche en spectacles curieux. Dès que l’obscurité fut venue, l’air retentit de musiques étranges et de folles chansons ; des compagnies de nègres des deux sexes, escortées d’une foule bruyante, parcouraient la ville en brandissant des torches qui, fouettées par le mouvement de la marche, faisaient danser sur les murailles blanches des silhouettes gigantesques. De temps à autre, les porte-flambeaux s’arrêtaient, et la multitude formait un cercle au centre duquel commençaient des danses sans nom au son d’un orchestre diabolique dont les principaux instrumens étaient de larges tubes en fer-blanc fermés aux extrémités par des plaques de cuir que traversait une corde à nœuds ; celle-ci, tirée avec force dans l’un et l’autre sens, arrachait aux cylindres une sorte de râlement baroque et sourd qui rappelait pourtant le son de la trompe. Dans quelques patios, la populace avait un libre accès ; les danseurs, alors stimulés par l’espoir d’une rétribution, se livraient à leurs violens exercices avec une furie sans égale ; ils s’affranchissaient de toutes traditions, et devenaient de véritables improvisateurs de pantomimes farouches et lubriques entremêlées de contorsions dignes d’un clown. Si d’aventure une de ces attitudes burlesques et inattendues jaillissait d’un suprême effort, l’assistance éclatait en hurras frénétiques, et les pièces de monnaie pleuvaient dans le cercle. Les clartés fauves et vacillantes, bizarrement éparpillées sur ces postures et ces grimaces de chimpanzé, contribuaient surtout à donner au spectacle un caractère de saisissante sauvagerie. L’épuisement seul mettait un terme à cette chorégraphie furibonde ; les acteurs reprenaient alors leur course à travers la ville, non sans faire de fréquentes pauses aux pulperias, où ils puisaient des forces suffisantes pour se produire devant un nouveau, public. Quelquefois deux compagnies rivales se trouvaient face à face ; les quolibets et les injures volaient d’abord d’un groupe à l’autre en guise de prélude ; bientôt on en venait aux mains pour s’arracher les torches dont les morsures ardentes faisaient surgir çà et là des cris aigus mêlés d’imprécations, et bien rarement on se séparait sans quelques scènes de pugilat, le tout à la grande satisfaction des spectateurs.

Durant toute cette nuit, la Plaza-Mayor fut animée par une foule bruyante. Des flambeaux et des brasiers jetaient aux façades environnantes de grandes clartés fugitives et sinistres. Les marchands de comestibles, nègres et cholos, circulaient à travers les tourbillons de fumée, attisant la flamme et tourmentant les poêles, les casseroles, les réchauds où l’on entendait glapir la graisse et crépiter les fritures et les grillades.