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chargées de comestibles ou joignant les extrémités des pieux, traînaient çà et là, comme les agrès d’un navire désemparé, sur un amas de tables, de bancs et de barils renversés tout pêle-mêle. Les gallinasos se disputaient par bandes les débris de la bombance populaire le long des foyers encore fumans. La buena noche venait de finir ; mais dans les folles joies, dans les pieuses solennités de cette nuit de fête, nous avions pu saisir un contraste qui devait nous frapper sans cesse pendant le reste de notre séjour à Lima, — le contraste de la fougue sensuelle et de l’exaltation religieuse, de la folie et du recueillement, de l’insouciance et de la passion. Dominé par un fonds de douceur et d’élégance naturelle inséparable du caractère péruvien, ce contraste étrange est peut-être l’expression la plus vraie de la civilisation liménienne.


IV. – LES LIMENIENS.

Quelle est à Lima la vie de chaque jour ? — C’est la question que s’adresse tout voyageur à peine installé dans la ville des rois. Pour y répondre, je n’avais qu’à mener moi-même cette vie oisive et joyeuse, à suivre la société liménienne sur les places et dans les rues où le goût du far niente la ramène sans cesse, à pénétrer ensuite dans les réunions intimes, à observer enfin la famille sous le toit hospitalier qui l’abrite.

Après le chocolat écumeux et les deux tostadas, déjeuner frugal des pays espagnols, ma journée s’ouvrait chaque matin par une promenade ; sur la Plaza-Mayor. Le mouvement journalier s’y colorait de nuances infinies. Grace aux tapadas, on retrouvait là, en plein soleil, l’attrait piquant et le charme mystérieux d’un foyer de bal masqué. Nous ne nous lassions pas d’admirer ces bizarres costumes, au milieu desquels l’habit européen faisait, il faut bien l’avouer, une assez triste mine. Cet habit n’en est pas moins, au Pérou, l’indice d’une condition élevée, et, le Liménien s’estime heureux quand il peut quitter le poncho poursuivre les modes françaises. Les femmes résistent heureusement à cette influence étrangère, et on les voit étaler avec une coquetterie charmante, au milieu de tous ces Péruviens vêtus à l’européenne, les irrésistibles séductions du costume national.

Et pourtant, qui le croirait ? sur cette terre de la lindessa[1], au milieu de cette adorable population de, sylphides, une société s’est formée pour braver la puissance de la femme, pour se’ jouer de ses enchantemens, pour nier ses précieuses qualités et ses attributs. Cette société, dont l’origine remonte aux temps presque fabuleux de l’histoire

  1. Jeu de hasard fort en vogue à Lima.