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chrétienne, je l’aimais, il faut que j’en convienne. Je voulais lui plaire, et, pour cela, je suivais scrupuleusement les conseils d’André Mévil. Je jouais le rôle d’une nature irritable, fébrile, en proie à des douleurs imprévues et désordonnées.

André avait raconté à la Cornélia que mon cœur était dominé par un poignant et mystérieux souvenir. Suivant lui, j’avais eu une passion à la fois violente et pure, un sentiment romanesque, né dans la région des fièvres idéales, pour une Anglaise morte à Nice, il y avait deux ans. J’étais, disait-il, un sépulcre qui recélait le pâle fantôme de lady Jersey ; c’est le nom qu’il avait donné à ma funèbre maîtresse. La Tulipani lui demandait souvent ce qu’était cette lady Jersey qu’il prétendait avoir connue, et il en faisait alors le portrait qu’il jugeait le plus p : ogre à enflammer l’imagination de notre pauvre danseuse. Lady Jersey était douce comme une nuit de printemps, triste comme le rivage des mers et pure comme le souffle du matin. Aucune des brûlantes attaches qui naissent de la chair humaine n’avait enlevé à cette ame disparue de la terre sa céleste fraîcheur. Orpheline, c’était à peine si elle avait connu les baisers de sa mère ; mariée à seize ans, elle avait été respectée par un de ces époux appartenant à cette race de divins vieillards que chantait récemment encore l’auteur de Raphaël, et qu’un de mes amis appelait de séraphiques Cassandres. Mon image était la seule qui s’était réfléchie dans le miroir limpide de son aine. Pauvre enfant ! dit un jour la Tulipani qu’André venait d’attendrir sur mes chastes et douloureuses aventures, comment lui ferais-je oublier, s’il m’aimait, ces trésors de pureté ?

André me répéta sur-le-champ cette parole, qui me révélait les charitables pensées de la bonne Cornélia, et qui devint pour nous le signal d’une manœuvre décisive. Pendant quelques jours, j’attachai sur la Tulipani des regards ardens et troublés. J’évitais toute occasion de me trouver seul avec elle ; je prenais un âpre plaisir à lancer dans la conversation toute sorte de paradoxes amers ; j’était atteint évidemment d’une gaieté douloureuse ; ma physionomie demeurait impassible, ou devenait sardonique, quand la Cornélia dansait quelques-uns de ces pas entraînans et mélancoliques qui, récemment encore, me remuaient si puissamment. Un soir, au moment où elle traçait dans sa chambre des cercles aériens, je me levai tout à coup et je sortis, mon mouchoir sur mes yeux. — George t’aime et se meurt, lui dit André.

Le lendemain, je laissai Cornélia trouver le moyen d’être seule avec moi. Je vois encore le visage et le geste de la Tulipani à cette heure solennelle de nos amours. Elle attacha sur mes yeux un regard plein d’une résolution triste et sereine, elle me tendit la main, et d’une voix qui aspirait aux plus graves accens de la mansuétude divine : — Est-il vrai, George, que vous souffriez et que vous m’aimiez ?

Avec la même simplicité de geste, de ton et de regard, je répondis :