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Sous le régime espagnol, au temps de la plus grande prospérité de Lima, les goûts de luxe et de plaisir de la classe oisive et opulente avaient gagné comme une fièvre les derniers rangs de la population ; chez les femmes surtout, ils étaient devenus un impérieux besoin. On cite encore aujourd’hui à Lima nombre de fortunes dissipées au souffle de leurs caprices. Les Liméniennes se glorifiaient de leurs exploits en ce genre comme les guerriers du nombre de leurs victimes. Ces traditions de coquetterie et de folle prodigalité n’ont point perdu tout-à-fait leur empire. Le désir de plaire, les fantaisies coûteuses et la misère entretiennent dans les basses classes un commerce de galanterie que favorisent la liberté des femmes et le précieux auxiliaire du costume ; les lieux publics ne sont pas les seuls endroits exploités par ces vierges folles ; elles se prévalent encore de mille prétextes pour entrer dans les fondas et se mettre en rapport avec les étrangers, moins accessibles à la défiance que les enfans du pays et plus faciles aux entraînemens d’amour-propre,et à l’attrait pittoresque d’une aventure imprévue. Le respect de la vieillesse, les joies de la famille qui pourraient combattre cette extrême légèreté de mœurs, sont malheureusement inconnus aux Liméniennes. Leur vie, tout extérieure, se passe dans les plaisirs et s’achève au milieu d’une triste indifférence. Si dans une maison un étranger se lève avec respect à l’approche d’une femme âgée, il n’est pas rare d’entendre une jeune fille lui dire d’un ton léger : No se incomoda usted, esta es mi mamita (ne vous dérangez pas, c’est ma mère) ! La mère ne souffre nullement de cette façon d’agir, elle n’a qu’une ambition, celle de voir sa fille entourée et courtisée : aussi se prête-t-elle volontiers à remplir l’humble office d’une servante auprès de l’enfant qu’elle n’a pas su élever.

Malgré le cordial accueil qui attend l’étranger dans toutes les maisons de Lima, la vie intérieure et journalière des habitans est bien loin d’offrir l’intérêt qui s’attache aux scènes de leur vie extérieure, surtout quand une fête religieuse, un mouvement politique, viennent en animer les aspects. Je me lassai donc assez vite de mes études sur le côté intime des mœurs liméniennes. D’autres spectacles m’attiraient, et le souvenir des fêtes de la buena noche me faisait désirer une nouvelle occasion de me mêler à quelque divertissement populaire. À Lima, de semblables occasions ne se font heureusement jamais attendre, et je pus bientôt observer sous une nouvelle face cette singulière civilisation péruvienne, toujours si séduisante à contempler dans ses splendeurs comme dans ses misères, dans les gloires du passé comme dans les difficultés du présent.


MAX RADIGUET.