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sur le Pont-Neuf ; ils avaient pour enseignes de grands drapeaux avec des devises de circonstance, telles, par exemple, que ce vers de Voltaire :

Le premier qui fut roi fut un soldat heureux.

On les voyait, la tête haute, l’épée sur la hanche, accoster tous les jeunes gens qui passaient, faire sonner les écus qu’ils portaient dans un sac en criant : Qui en veut ? qui en veut ? Des filles de bas étage les aidaient dans leurs séductions ; la veille du mardi gras et de la Saint-Martin, ils se promenaient dans Paris avec de grandes perches chargées de volailles et de gibier ; ils offraient du vin, des mets appétissans, quelquefois même ils entraînaient les dupes dans de vieilles maisons isolées connues sous le nom de fours et les forçaient à signer un engagement. Les hommes qu’on enrôlait de cette façon coûtaient au prix moyen trente livres, les recruteurs les vendaient aux colonels, et les colonels les vendaient au roi. Les officiers gagnaient sur les hommes, sur les vivres, sur les habillemens, et le régiment des gardes françaises rapportait à son chef plus de cent vingt mille livres. Ces bénéfices, du reste, n’empêchaient point la ruine de ceux qui les réalisaient, car il était de règle à l’armée que l’on devait manger son bien, c’est Barbier qui le dit ; cette consigne du désordre était fidèlement observée : en temps de paix, on se ruinait par la table, par le jeu, par les danseuses ; en temps de guerre, par les équipages. Dans la campagne de 1733, le colonel du régiment de Richelieu traînait à sa suite soixante-douze mulets et trente chevaux. Les officiers-généraux faisaient figurer dans leur état-major des aides de cuisine et des aides d’office. Les chefs de corps, pour se dispenser de payer leurs hommes, les autorisaient à faire la contrebande du sel, ce qui amenait de continuels engagemens entre les troupes et les employés des gabelles, et ceux qui devaient donner l’exemple de la discipline étaient les premiers à la méconnaître. Barbier raconte que le marquis de Gandelus, frère du duc de Gèvres, gouverneur de Paris, étant aux environs de Metz, à un camp de manœuvres, proposa à dix ou douze officiers de ses amis d’aller prendre de force les drapeaux du régiment de Lyonnais. On sortait de table, et l’offre fut acceptée. Une sentinelle ayant donné l’alarme, Lyonnais accourut pour défendre ses drapeaux. Il s’ensuivit une mêlée générale. Dix ou douze personnes restèrent sur le carreau, et le marquis de Gandelus en fut quitte pour une réprimande. Ce mépris de toute règle et de toute régularité n’excluait pourtant pas la bravoure. Ces colonels qui s’habillaient en femmes, qui faisaient de la tapisserie, et dont quelques-uns possédaient des bénéfices ecclésiastiques, ce qui, remarque Barbier, les dispensait de s’exposer, ces officiers qui ne savaient ni commander ni obéir savaient toujours se faire tuer, et gardaient, au milieu de tous les désordres, le noble orgueil du courage. À la suite d’une affaire très chaude qui eut lieu en Italie, le bruit se répandit dans les cercles parisiens que le duc de la Trémouille était devenu blanc comme un linge en entendant siffler les balles, et qu’il s’était par précaution laissé tomber dans un fossé, ce qui lui valut le surnom de duc du Fossé. Ces bruits arrivèrent bientôt au régiment de Champagne, dont le duc était colonel. Cette troupe, qui portait sur ses drapeaux : Je suis du régiment de Champagne, s’indigna de ce reproche, d’ailleurs immérité. Les officiers et les soldats se réunirent et adressèrent an cardinal de Fleury une fort belle lettre