Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’était attardé outre mesure, il perdit patience et éclata. Le jeune homme venait de sauter dans le bac, les joues animées et l’œil brillant d’un éclat que le passeur attribua aux libations de la cantine ; il lui jeta un regard sévère.

— Si on n’a point de goût pour les gens de son logis, il me paraît qu’on en a de reste pour ceux du dehors, dit-il avec une irritation mal contenue ; Dieu me damne ! voilà des mois que je ne vous ai vu si vif de courage et si rougeaud de contentement.

— Faites excuse, mon père, dit Urbain, dont la voix haletait ; si le sang me bout pour l’heure, ce n’est point que j’aie le cœur plus joyeux.

— C’est donc que le cognac des caboteurs était plus fort ? reprit Robert ironiquement.

— Non, non, répliqua doucement le jeune homme, c’est seulement que j’ai trouvé un remède à ce qui nous chagrine.

Robert le regarda d’un air d’étonnement interrogateur.

— Voilà trop de mois que le mauvais vent souffle chez nous, reprit le jeune gars ; vous, la Claude et moi, ne sommes plus ce que nous étions ; ça ne peut continuer plus long-temps. — Un jour ou l’autre, quand l’épine que j’ai dans le cœur me tourmentera trop fort, je puis oublier ce que je vous dois de respect ; par rancœur, vous m’ôterez votre amitié, et, après un tel bien perdu, autant vaudrait pour moi dormir sous l’eau jusqu’au jugement.

— À la bonne heure ! dit Robert, adouci et touché par le ton de son fils ; mais si c’est ton idée de me contenter, qui t’en empêche ?

— Ah ! vous le savez trop bien, mon père ! s’écria Urbain en fixant les yeux sur le passeur. À des mots que vous avez dits ces jours-ci, et aux regards que je vous ai vu jeter vers la maison neuve, j’ai bien reconnu que vous étiez au fait. Pour lors, vous devez comprendre le reste. Le cœur triste fait la triste humeur.

— Et n’es-tu donc plus un homme ? interrompit Robert avec une indignation tempérée de tendresse. Voyons, jour de Dieu ! ton ame est à toi peut-être… Ne peux-tu la tourner d’un autre côté ?

— J’ai essayé, dit le jeune garçon avec découragement, mais tout a été inutile. Tant que je serai ici, mon cœur ira du même côté que mes yeux. J’ai beau ne la voir ni lui parler : il y a autour de moi des choses qui me la montrent ou me causent d’elle. Vous-mêmes, mes chères gens, vous une la rappelez. Le seul moyen de guérir est donc de tout quitter, d’aller bien loin ; aussi mon parti est pris sans rémission, mon père, et je viens vous demander mon congé.

— Toi ! s’écria le passeur saisi, tu veux partir ! Penses-tu bien à ce que tu dis là, Urbain ? Tu veux nous laisser seuls, la Claude et moi ! As-tu donc si peu d’amitié pour les tiens ?

— C’est le contraire qu’il faudrait dire, mon père, reprit le jeune