Page:Revue des Deux Mondes - 1852 - tome 14.djvu/1192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pas de discussion : celui-ci obéit lentement, et la barque, jusqu’alors presque stationnaire dans le remous formé par les mouvemens contraires du flux et du courant, recommença à avancer sous l’effort des avirons. Robert ramait à l’arrière, la main à portée de son arme et sans quitter des yeux l’entrepreneur, qui s’était assis à l’avant, ramassé sur lui-même comme une bête fauve. Étourdi par la révélation du passeur, il restait là, immobile, sans parole et sans résolution. Comme il arrive le plus souvent aux hommes dont la violence a long-temps triomphé, toute son audace s’était subitement écroulée devant ce danger inattendu ; il cherchait en vain à la ressaisir ; une insurmontable épouvante faisait courir le frisson dans ses cheveux, et de larges gouttes de sueur glissaient le long de ses tempes. De quelque côté qu’il se retournât, il trouvait une menace ou une honte. Tombé à la merci du père d’Urbain, il ne voyait d’autre moyen de salut que le compromis proposé ; mais son orgueil se révoltait à l’idée de l’accepter. Pour échapper à Robert en se vengeant de lui, il eût donné la moitié de sa vie ; mais il flottait entre mille projets aussitôt abandonnés que conçus.

Cependant le bac avançait toujours et finit par atteindre l’autre bord. Au choc de la proue contre la rive, le grand boisier se redressa avec un soubresaut et fit un mouvement pour s’élancer à terre ; mais il s’arrêta tout à coup, parut encore balancer, et se retourna enfin vers le passeur.

— Peux-tu me jurer que tu n’as fait connaître à personne ce que tu viens de me dire ? demanda-t-il sourdement.

— Maître Richard est le premier qui en ait entendu parler, répliqua Robert, et il dépend de lui d’être le dernier.

— Tu le promets ?

— Sur mon honneur et sur ma part de paradis, pourvu que vous permettiez à votre filleule d’épouser Urbain !

— Qu’elle l’épouse donc et que Dieu les confonde ! s’écria l’entrepreneur ; mais tu me rendras le livre…

— Le jour de la noce, en sortant de l’église.

Aucune condition n’était plus propre à hâter le mariage. Loin d’y mettre de nouveaux obstacles, maître Richard s’occupa lui-même d’en presser les préparatifs. De nouvelles réflexions et des circonstances imprévues vinrent d’ailleurs modifier ses dispositions. Sa première colère apaisée, il s’était dit que le plus sûr moyen de s’assurer la discrétion du passeur était de lier à ses intérêts les intérêts d’Urbain. Il connaissait l’intelligence et l’activité du jeune homme. Une nouvelle adjudication l’appelait lui-même dans la Loire-Inférieure : il proposa de laisser à Urbain et à Renée l’administration du chantier de La Roche