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avait salués une dernière fois, — puis nous avions retrouvé nos couleurs françaises, disposées en longueur et non plus en largeur. — Les douaniers des Pays-Bas inspectent les bagages et les marquent d’un crayon blanc. Puisse-t-il nous porter bonheur comme la craie dont les Latins marquaient les jours heureux !

Il n’y a rien à tirer de cette mer bourbeuse côtoyée de berges vertes, où apparaissent çà et là les grands bœufs de Paul Potter, que n’étonne plus le passage du stamboot, ni sa trace d’écume, ni son panache de fumée. Parfois le roulis nous apprend que nous tournons sur un bras de mer. Ailleurs, une branche de l’Escaut ou de la Meuse offre à la navigation des difficultés toujours vaincues. On frôle en passant ou l’on courbe des bois marins, de frêles genévriers qui s’amusent à verdir dans dix pieds d’eau, et qui secouent leurs panaches après notre passage comme des chats qui font leur toilette après avoir traversé un ruisseau. — Toujours sur les berges, souvent à peine perceptibles, des maisons peintes, des fabriques ou des moulins d’une carrure imposante., égratignant l’air de leurs grandes pattes d’araignées embarrassées dans les toiles ! La cloche annonce enfin Dordrecht, et nous passons si près des quais, que nous voyons très bien les femmes dans leurs maisons de briques, nous inspectant à leur tour dans ces miroirs placés au dehors des fenêtres qui concilient leur curiosité naturelle avec leur réserve néerlandaise. — Puis nous n’avons plus à suivre qu’un fleuve paisible bordé de magnifiques pâturages à fleur d’eau que bornent au loin des bois de sapins et de bouleaux. La cloche retentit encore. C’est déjà Rotterdam.

Je regrette de n’avoir pu m’arrêter un instant à Dordrecht. On dit qu’il s’y trouve une statue d’Érasme lisant dans un livre en face de l’horloge publique. Chaque fois qu’une heure sonne, le philosophe tourne une des pages de bronze de son livre. Naturellement il en tourne douze à midi. Je n’ai pas vu cette statue ; mais au détour du port de Rotterdam encombré de paquebots, — suivant à droite un bassin immense ombragé d’ormes où plongent les lourdes carcasses goudronnées des bateaux marchands, suivant encore long-temps la Hochstrat bordée de boutiques toutes parisiennes, puis tournant autour de la splendide maison de ville où il faut faire viser son passeport, — j’ai fini par rencontrer sur la place du Marché-aux-Légumes la statue du bon Érasme, qui, comme à Dordrecht, a la tête penchée sur un livre, mais qui n’en retourne pas les feuillets. On avait prétendu que, par un sentiment exagéré de propreté, les magistrats de Rotterdam faisaient écurer tous les samedis la statue de leur grand homme, ce qui finissait nécessairement par l’user. — N’est-ce qu’une fable, ou bien se sont-ils arrêtés à temps ? Il est certain qu’aujourd’hui la statue est parfaitement bronzée et n’a nul besoin d’être traitée comme un chaudron. J’ai regretté de ne pas rencontrer