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golfe. L’étendue de la mer est vaste ; cependant une ligne verte égayée de moulins trace partout, comme un mince ourlet, les derniers contours de l’horizon. On finit par reconnaître l’autre rivage en voyant s’y multiplier les moulins, qui autour de Saardam sont au nombre de quatre cents. Une petite anse ouverte au milieu des pâturages à fleur d’eau vous mène au port de la charmante ville, — que je me garderai bien d’appeler chinoise, parce que cela déplaît aux habitans. Voici le cadran d’une jolie église au toit pointu qui nous annonce que nous n’avons mis qu’une heure pour la traversée. Une nuée de cicérones en bas âge s’attache à nos vêtemens avec l’âpreté des Frisonnes de La Haye, mais avec des moyens de séduction moins infaillibles.

J’ai été obligé de me réfugier dans un café pour n’être pas mis en lambeaux. Un homme très poli est venu s’asseoir à ma table, et a demandé un verre de bière. En causant, il m’a parlé de la maison de Pierre-le-Grand, et a offert de m’y conduire. Les petits cicérones hurlaient tellement à la porte et faisaient de telles grimaces, que cet obligeant personnage crut devoir leur distribuer des coups de canne, « Monsieur, me dit-il, je me ferai un plaisir d’accompagner un voyageur qui paraît distingué, et de lui faire les honneurs de la ville. Ces drôles vous auraient volé votre argent ; ils sont incapables d’apprécier les choses d’art. Je vous préviens qu’il ne faut donner que quatre sous à la maison du tsar Pierre. On abuse ici de la facilité des étrangers. Maintenant, si vous voulez voir la maison, accompagnez-moi ; je vais de ce côté. »

À cent pas du port, presque dans la campagne, on rencontre une petite porte verte sur le bord d’un ruisseau. Au fond d’une cour de ferme est une maison qui a l’aspect d’une grange. C’est dans cette maison, — qui recouvre l’ancienne comme un verre couvre une pendule, — qu’existe encore la cabane parfaitement conservée du charpentier impérial. Dans la première pièce, on voit une haute cheminée dans l’ancien goût flamand, que surmonte une plaque gravée qu’a fait poser l’empereur Alexandre ; de l’autre côté, un lit pareil à nos lits bretons ; au milieu, la table de travail de Pierre, chargée d’une quantité d’albums qui reçoivent les autographes et les inspirations poétiques des visiteurs. La seconde pièce contient divers portraits et légendes. Les cloisons de sapin sont entièrement couvertes de signatures et de maximes, comme si les albums n’avaient pas suffi ; mais chacun veut prendre une part de l’immortalité du héros. J’ai remarqué cette citation de Goethe : « Ici je me sens homme ! ici j’ose l’être. » C’était un homme en effet que ce grand homme ; mais abrégeons. — Mon obligeant inconnu s’était retiré par discrétion, car on permet aux curieux de méditer dans cette maison, et de se supposer un instant à la place du tsar Pierre. Ouvrier et empereur, les deux bouts de cette