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taxes de ce genre produisent beaucoup ; il était rare avant 1848, parce que le nombre des fortunes considérables est extrêmement restreint : il ne s’est point certes accru depuis. Il est permis de douter qu’il y ait là des sources bien productives pour l’état, outre la diminution de travail qui peut s’ensuivre pour les classes laborieuses. Ce qu’on peut dire des impôts de luxe en général, à plus forte raison peut-on l’appliquer à la taxe sur le papier. Le plus grand risque de la taxe nouvelle, c’est que les produits ne dépassent pas de beaucoup les frais de perception, surtout si on observe que l’état est l’un des plus grands consommateurs, et que d’un autre côté l’impôt paraît devoir être rendu pour les papiers et les livres exportés. Dès-lors les produits de la taxe ne seront-ils pas hors de toute proportion avec l’inconvénient de grever d’une pareille charge une industrie déjà bien affaiblie, et qui pourtant fait vivre encore de nombreux ouvriers ? Il y a d’ailleurs une considération plus sérieuse et toute morale. Les journaux sont peu populaires aujourd’hui, nous le savons : tout ce qu’on peut retirer du papier noirci de cette manière est jugé de bonne prise ; mais en même temps ce sont les lettres tout entières qui seraient atteintes, et, par une contradiction singulière, elles auraient à subir cette charge nouvelle au moment où le gouvernement poursuit avec de si louables efforts, dans leur intérêt, l’abolition de la contrefaçon. Qu’arrivera-t-il ? C’est que la contrefaçon peut retrouver dans cette aggravation un élément d’activité : si elle ne peut plus fonctionner ouvertement, elle se fera clandestine dès qu’on lui offrira de nouvelles chances de bénéfices en imposant à la librairie française une taxe sur le prix de ses livres ; car sait-on jamais où vont des volumes isolés ? Est-ce au dedans ? est-ce au dehors ? Est-il juste d’ailleurs que les étrangers paient les livres français moins cher que les nationaux ? Quoi qu’il en soit, l’élévation du prix de nos livres restreindra inévitablement leur propagation, et par cela même risquera de porter atteinte à l’influence que notre pays exerce par sa civilisation intellectuelle et ses idées. Or, le gouvernement ne saurait le méconnaître, l’intelligence est un des premiers élémens de la prépondérance de la France. Il ne veut pas non plus doter la Belgique d’une grande industrie qu’elle tend à s’approprier : nous voulons dire la fabrication des livres français. Or, il ne faut pas qu’il l’ignore, si le papier est imposé en France, l’impression et le papier étant déjà bien moins chers à Bruxelles, il pourra encore se composer des livres à Paris, mais on les éditera et on les fabriquera le plus souvent en Belgique, où on les imprimera à 30 pour 100 de moins. Que serait alors le produit de l’impôt sur le papier ? Voilà comment une simple question de taxe soulève les difficultés les plus graves. Qu’on le remarque : c’est au moment où l’intelligence, retirée du tumulte des polémiques et des passions, pourrait se consacrer à de graves et utiles travaux qu’elle serait frappée indirectement d’un impôt somptuaire. Hélas ! pourtant nous n’avons guère de superflu aujourd’hui en fait d’œuvres éminentes, d’esprit, de bon goût et de littérature digne de ce nom.

Les lettres sérieuses ont déjà assez de peine à vivre au milieu des tendances et des conditions contemporaines ; elles ont assez d’obstacles à vaincre. Ne faudrait-il pas songer plutôt à leur aplanir la voie, à seconder le retour des esprits vers des habitudes intellectuelles plus fortes et à favoriser les productions élevées, — œuvres de science, d’imagination, d’érudition, de critique,