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laisse seulement pressentir et deviner les qualités ouvertement personnelles qui caractériseront la seconde.

L’empire exercé sur Joseph Vernet par les exemples de ses confrères et par le faux goût qui régnait alors n’eut cependant qu’une part médiocre aux imperfections des œuvres de sa jeunesse. Qu’il ait recherché plus ou moins long-temps les conseils de son compatriote Adrien Manglard, peintre de marine qui l’avait précédé à Rome, c’est là un fait de peu d’importance. Puisque les œuvres de l’élève sont si fort au-dessus des œuvres du maître[1], il n’y a pas lieu d’attribuer à ces conseils une influence considérable ; mais il est d’autres tableaux de Vernet qui trahissent une influence plus nuisible et beaucoup moins douteuse, où l’imitation n’est plus secrète, où elle se montre, au contraire, à découvert et avec toute la résolution du parti pris : ces tableaux, les moins beaux assurément qu’ait laissés Vernet, sont ceux qu’il peignit dans la manière de Salvator Rosa.

La réputation de cet artiste trop célèbre, qui doit à l’excentricité de sa vie au moins autant qu’à son talent la place qu’il occupe parmi les peintres illustres, avait conservé, en dépit des vicissitudes de l’école italienne, le même éclat qu’au siècle précédent. Tandis qu’on marchandait la gloire à la mémoire des véritables maîtres, une gloire, sans mesure restait attachée aux œuvres de ce faux génie, et près de cent ans s’étaient écoulés sans qu’elles eussent rien perdu de leur prestige. Vernet, qu’un éloignement instinctif et des études indépendantes avaient préservé jusque-là de beaucoup d’erreurs où étaient tombés les paysagistes de son temps, ne sut pas interroger avec la même défiance les exemples de Salvator Rosa. Séduit sans doute par sa propre imagination, il vit dans cette manière bizarre et ampoulée l’expression d’un sentiment profond ; il crut y reconnaître l’autorité d’un modèle à suivre, et dès-lors il affubla son style clair, aisé, naturel, d’ornemens brillantés et d’une opulence d’emprunt. Les compositions de Vernet où l’imitation de Salvator Rosa est sensible sont, entre autres, Agar dans le désert, le Site des Alpes, la Solitude dans les montagnes, qui toutes trois ont été gravées. À défaut des tableaux, les estampes suffiront pour permettre à chacun d’apprécier les vices de la méthode adoptée par le peintre ; et, pour peu que l’on rapproche de

  1. Il est facile de s’en assurer en comparant le Naufrage de Manglard que possède le musée du Louvre aux scènes de même nature peintes par Vernet. La manière de Manglard est à la fois exagérée et froide ; son dessin est tantôt aride, tantôt outré, et son coloris a la crudité des tons de la peinture sur porcelaine. À ne consulter que la chronologie, Mauglard est le premier peintre de marine de notre pays ; mais, si l’on tient compte avant tout du mérite, il est complètement éclipsé par Vernet, et celui-ci doit être regardé comme le créateur du genre en France et le véritable chef de l’école.